Ne pas manger pour boire plus : l\'alcoolorexie, la tendance qui inquiète

undefined 7 novembre 2017 undefined 17h32

Manon Merrien-Joly

C'est une étude de l'Université du Missouri menée en 2011 qui a mis le feu aux poudres : publiée dans le Journal of Psychopathology, elle révèle que près de 30% des étudiantes américaines préfèrent restreindre les calories pour les "réserver" aux boissons alcoolisées. Et par restreindre, on entend sauter un repas. Quand on sait qu'une pinte équivaut à quatre morceaux de sucre et un verre de vin à trois morceaux,il y a de quoi faire disjoncter la balance (et notre taux de diabète) avant l'after. 


Un comportement en phase avec notre époque ?

Prises au piège entre l’alcoolisme mondain, le binge-drinking (qui, au passsage, se situe à plus de quatre verres pour les filles, cinq pour les mecs, dans un laps de temps inférieur à deux heures) et le culte de la minceur plébiscité par les réseaux sociaux (coucou Instagram), les étudiantes sont sujettes à ce que les anglophones appellent drunkorexia.

Camille a 23 ans, elle est graphiste et se rappelle qu’il n’y a pas si longtemps, « pour remplacer les calories ou juste pour couper la faim parce que je n’aimais pas boire de l'alcool en mangeant, je buvais simplement avant de manger : j’avais la sensation que l’alcool remplaçait le repas et me donnait l’impression d’être rassasiée. Du coup, j’étais dans la fête plus vite et j’évitais le contre-coup de la digestion. ». 

© Mad Men

Car nous buvons moins régulièrement mais en plus grandes quantités en un laps de temps restreint, et les femmes ne sont pas épargnées : L'Observatoire Français des Drogues et Toxicomanies (OFDT) signale qu'entre 2010 et 2014, davantage de jeunes femmes vivent des épisodes d’ivresse répétée au cours de l'année (passant de 14 à 21%).

On a demandé à Eric Hispard, chef du service addictologie à l’hôpital Fernand Widal, de nous éclairer sur les raisons qui peuvent nous pousser à boire à outrance sans rien avaler. En plus de la volonté de contrôler son poids tout en prenant des cuites, selon lui, ces comportements viennent du fait que, « de 18 à 25 ans, on est en pleine expérimentation de soi, de son image » et de son rapport à la fête (donc à l'alcool, mais aussi à la drogue).

Il nous explique aussi que la génération Z (les personnes nées après 1995) est en recherche d'effets immédiats, qui entrainent souvent... des troubles addictifs graves (dont font partie également les troubles du comportement alimentaire comme l'anorexie ou la boulimie) : cette volonté du "toujours plus bourré, toujours plus vite" semble découler de la « perte de sens qui survient au lendemain de l'adolescence », période où l'on s'affranchit du cocon familial, marquée par l'émancipation et le passage à la vie étudiante. Et qui dit budget étudiant dit souvent budget minime ; une des raisons invoquées par les alcoolorexiques est aussi l'économie sur la food au profit d'un plus grand nombre de verres. 

A 29 ans, Auguste est assistant de production et nous raconte : « la dernière fois, je suis allé dans un bar après avoir été au restaurant. J’ai regretté ensuite parce que si je n’y étais pas allé, j’aurai pu dépenser plus d’argent pour des coups ». La même chose pour Sarah qui considère qu' « au final, l’alcool nourrit et préserve le porte-feuille ».


Les femmes victimes de troubles alimentaires particulièrement touchées

Si les milieux étudiants sont principalement visés, Eric Hispard explique que le phénomène agit la plupart du temps sur des jeunes femmes « déjà anorexiques ou sujettes à un trouble du comportement alimentaire ». En cause, le côté psycho-actif de l'alcool dont les effets sont quasi-immédiats lorsqu'on est à jeun et permettent d'entrer plus vite dans la fête, autrement dit de perdre le contrôle tout en ayant l'impression d'avoir la "maîtrise" de son poids. 

Alissa Knight, maître de conférence à l’université d’Australie du Sud, confirme au magazine anglo-saxon The Independant que « les comportements d’alcoolorexie les plus fréquents chez les jeunes étudiantes étaient le fait de sauter un repas avant un événement alcoolisé (pour 37,5% d’entre elles), consommer des alcools à basses calories pendant l’événement (pour 46,3%) et faire de l’exercice après (pour 51,2%) ».

Elle poursuit en mettant en cause les standards esthétiques de minceur mêlés à l’alcoolisme mondain qui poussent ces femmes à sauter les repas au profit de l’alcool : « l’alcoolorexie semble avoir évolué du besoin des jeunes femmes à atteindre les deux plus importantes normes sociales chez les jeunes adultes : le fait de boire souvent et d’être mince ».

D’ailleurs, en dehors de sauter des repas plutôt que de boire, les symptômes peuvent aussi être de manger à outrance après avoir bu et vomir après avec l’intention de débarrasser son corps des calories en trop…


Une goutte de plus dans l’océan des excès 

Pour saupoudrer le tout (sans mauvais jeu de mots) la présence des drogues dures dans le milieu de la fête n’arrange rien, du fait de leurs effets coupe-faim (notamment la MDMA, la cocaïne et l’ecstasy dont la consommation européenne est en hausse). Au contraire, on se déshydrate, on a soif, et on boit d’autant plus.

Seulement, le duo effet immédiat + perte de contrôle s'accompagne d'effets d'autant plus toxiques sur le système nerveux (le risque de perte de mémoire, de dépression et autres déficits cognitifs augmente en s'alcoolisant à jeun), sur les organes, sans parler des risques qu'on prend lorsqu'on est totalement bourré et que notre esprit critique et nos capacités de jugement sont altérés. Le pire sur le moment étant le coma éthylique en cas d'alcoolisation trop importante par rapport à ce que notre organisme peut encaisser. 


Du coup, on fait quoi ? 

Eric Hispard recommande la mise en place de campagnes de prévention et un accompagnement psychologique de la personne alcoolorexique. Il insiste aussi sur l'importance de mettre des mots sur un comportement, une habitude pour se faire aider. 

Et même si la remise en question de l'image de la femme, et plus particulièrement de la minceur, a été enclenchée notamment à travers le décret anti-maigreur des mannequins entré en vigueur en mai dernier ainsi que l'obligation de la mention "photo retouchée" le 1er janvier sur les publicités concernées, il y a encore du boulot

Pour rendre compte de l'ampleur de l'alcoolisme mondain qui flotte sur la culture française (et celle des millenials) l'agence de communication BETC s'était l'année dernière immiscée sur Instagram pour le compte de Fonds Action Addiction. Une dénommée Louise Delage, au charme typiquement parisien, apparaissait systématiquement avec un verre à la main sur des photos qui ressemblaient à s'y méprendre à celles d'une influenceuse lambda. L'association a cherché à démontrer qu’il est simple de passer à coté de l’addiction d’un proche. 

Une bonne leçon d'observation qu'on peut appliquer sur nous-mêmes et nos potes, sans faire dans le pathos ou tomber dans la parano mais plutôt en pesant les mots "avec modération". Nos lendemains de soirée n'en seront que meilleurs.