[ITW] Les soeurs Ibeyi sont de sacrés militantes

undefined 26 juin 2018 undefined 15h36

La Rédac'

Les jumelles franco-cubaines Ibeyi n’en finissent plus de sillonner les routes du monde entier, multipliant les rencontres providentielles et redoublant d’assurance devant (le regretté) Prince ou Beyoncé. Leur deuxième album sorti l’an passé est un nouveau succès. La production musclée au hip-hop et dancehall renforce le propos résolument engagé. D’origine vénézuélienne et tunisienne par leur mère (qui est aussi leur manager), nigériane et béninoise par leur père, le percussionniste Angá Diaz (Buena Vista Social Club), elles revendiquent leur métissage et défendent avec ferveur la transmission de leur culture yoruba de génération en génération.

Où avez-vous grandi ? Vous sentiez-vous comme des nomades ?

Naomi : On a grandi entre Paris, San Juan y Martínez et La Havane, à Cuba.

Lisa-Kaindé : On n’était pas des nomades, même si on voyageait plus que les enfants de notre âge. Notre mère et notre grand-mère ont réussi à créer un matelas confortable. On n’a jamais eu l’impression d’être baladées. C’est tout le contraire maintenant, on n’est jamais chez nous (rires).


Vous n’en finissez plus de tourner. Vous vous êtes arrêtées seulement un mois entre la tournée du premier album et l’enregistrement du second…

L-K : Oui complètement, c’était au mois d’août dernier ! Pas vraiment d’ailleurs, parce que je terminais d’écrire les chansons.

N : On aimerait prendre du temps pour nous. On en a besoin ! Je mise sur six mois-un an. (Sourire)

L-K : Un an… je pense que tu exagères !

N : Ce sera un challenge parce qu’on s’ennuie très vite. Mais j’ai envie de voyager autrement.

L-K : C’est vrai ? Tu vas allez où ? Mais il faudra créer ! Moi, ce dont j’ai envie, c’est de ne rien faire, au moins le premier mois. (Sourire) Me lever à l’heure que je veux, courir les expos, voir tous les films que j’ai loupés, aller à l’opéra… et ensuite, j’aimerais rencontrer des artistes, participer à des ateliers d’écriture, continuer d’ouvrir un peu plus notre spectrum et écrire pour d’autres si l’occasion se présente.

N : Perspective août 2019 ! (Rires)






Qu’associez-vous au mot « frontière » ?

L-K : Notre chanson Ash, extrait de notre deuxième album du même nom : « We can see through the walls / Through the ceilings and the floors / We are ashes moving around ». Je n’ai jamais vraiment compris le concept de frontière, au risque de paraître cucul.

N : Elles ne font que rétrécir ton esprit.

L-K : Oui, et c’est surtout un enjeu économique ! Beaucoup de gens diraient que les frontières servent à protéger une culture ou un savoir-faire, mais je suis persuadée du contraire. Une génération peut décider du jour au lendemain qu’elle se fout de savoir tresser des paniers en osier, mais peut-être que cette tradition pourrait survivre si des personnes du monde entier y avaient accès. Je trouve Internet et l’art extraordinaires pour ça. J’adore aussi le fait de voyager, parce que j’ai l’impression d’exploser les frontières justement !


C’était le point de départ de cette chanson ?

L-K : En quelque sorte. On l’a écrite après l’élection de Donald Trump, qui est le spécialiste pour ériger des murs entre les gens. On était sous le choc ! On entrait à peine en studio, et plutôt que de faire des beats comme on l’avait prévu, on a écrit Ash et Away Away, deux chansons le premier jour, puis deux chansons par jour, avec la même intensité.


Avez-vous encore des attaches familiales à Cuba ?

L-K : Oui, notre famille, nos amis d’enfance et nos rencontres récentes. On a notre maison à Cuba, et celle de nos grands-parents où habite notre tante. Notre père est enterré à Cuba. Donc c’est chez nous. Naomi y retourne plus régulièrement que moi.

N : Dès que je le peux… ça me nourrit.

L-K : Elle change, comme si toute une partie d’elle n’existait pas ailleurs. Elle est plus solaire quand elle est à Cuba. Là-bas, on est attachés aux plaisirs simples. Notre seule préoccupation est de trouver des haricots verts, tandis que de retour à Paris, on se demande comment on fera quand on aura 60 ans et pas d’appartement pour vivre. (Rires)

 

Quelle histoire retenez-vous de vos ancêtres ?

L-K : On est très connectées à notre histoire et celle de nos ancêtres. Notre père nous disait toujours qu’il fallait écouter les anciens, qu’on avait beaucoup à apprendre d’eux. On les célèbre tous les soirs dans des chants yoruba. On peut sentir ceux qui les ont chantés avant nous. Même si on ne connaît pas le nom de nos ancêtres esclaves, on sait qu’ils viennent du Nigéria et du Bénin. On sait aussi combien ils ont été braves et combien ils ont lutté pour transmettre ces chants de génération en génération alors que c’était interdit. On est très fières de les inclure dans notre musique, de les porter sur scène devant un public et d’être un maillon de plus dans cette chaîne.

N : A Cuba, les esclaves ont réussi à préserver leur culte grâce au syncrétisme (fusion de deux ou plusieurs religions ou culte en un(e) seul(e), ndlr). Obatala, le père des orishas (divinités du culte yoruba, ndlr) et de toute l’humanité, est devenu Saint Lazare et Yemaya, la déesse de la mer, est devenue la Vierge Noire de Regla.

L-K : Au Brésil aussi, ils ont réussi à conserver leur culture, le candomblé, l’équivalent de la santería chez nous. En Jamaïque, ils ont perdu leur culture d’origine, mais là où c’est dingue, c’est qu’ils se sont révoltés. Ils ont couru dans les montagnes et créé un nouveau culte, le rastafari. Mon pote jamaïcain de Londres me fait rire quand il me dit : « C’est pour ça que j’ai des grandes jambes » ! Aux Etats-Unis, par contre, l’esclavage a perduré pendant des années et il y a encore des répercussions aujourd’hui. Vous devriez regarder ce documentaire Netflix « 13TH » (par Ava DuVernay, sur les liens entre la race, la justice et l’incarcération de masse aux Etats-Unis, ndlr) sur l’instrumentalisation des non-citoyens qui n’ont pas le droit de vote, et qui sont enfermés pour des délits mineurs.

D’où vous vient cette nouvelle conscience politique ?

L-K : On a toujours été engagées, sauf dans la sphère publique. C’est sorti à force de voyager et de voir ce qui se passe dans le monde, pas seulement aux Etats-Unis, mais aussi en Europe.

Comment avez-vous vécu le fait d’être métisses quand vous étiez ados ?

L-K : On discutait beaucoup de notre métissage avec notre grand-mère. On savait qu’on n’était ni totalement noires, ni totalement blanches, mais on l’a toujours très bien vécu, aussi parce qu’on a fréquenté des écoles publiques avec des gens de toutes les origines.

N : On a toujours assumé le fait d’être franco-cubaines et nos deux familles s’entendaient très bien. On n’avait aucune raison de le cacher.

L-K : Oui, car ça n’impressionnait personne. (Sourire) Mais parfois, la réalité nous rattrape quand on est une femme et qu’on porte l’afro. On a droit à des réflexions du type « je n’aime pas ça » dans le métro ou dans la rue.




Vous citez la poétesse américaine Claudia Rankine et son livre Citizen sur le racisme. Une prise de conscience tardive vous concernant. Comment l’expliquez-vous ?

L-K : On a cette chance d’avoir été protégées. C’est quelque chose qu’on a appréhendé davantage à l’adolescence. Ça me fait mal physiquement quand j’entends parler du racisme, et ça me donne une telle rage ! Deathless raconte mon expérience. Un jour, un policier m’a prise à partie à Gare du Nord car, pour lui, une nana avec une afro et une salopette ne pouvait être qu’une dealeuse. Il m’a fait enlever mes chaussures, il a regardé sous les semelles, répandu mon sac par terre, et quand il a vu ma partition de Chopin, il est parti en courant ! Mais ce n’est pas lui qui m’a fait le plus mal, ce sont les gens autour de moi qui n’ont pas bougé, alors même qu’ils avaient pitié de moi. S’ils m’avaient aidé ce jour-là, ça m’aurait fait un bien fou. C’est pour ça que j’ai écrit cette chanson, parce qu’un petit geste peut tout changer. J’ai toujours en mémoire l’histoire de ce gars qui s’était fait agresser sans raison. On l’avait pris par le col, on essayait de l’étrangler jusqu’à ce qu’il pointe un passant du doigt en criant : « Toi aide-moi ! ». J’ai trouvé ça hyper intelligent.


Dans le clip, on vous voit accoucher l’une de l’autre dans un mouvement infini, en chantant : « Quoi qu’il arrive nous sommes éternelles ».

L-K : Deathless est notre petit hymne. On a envie de donner aux gens la force de changer les choses. Ça ne veut pas dire changer le monde, juste faire preuve de compassion, car même un sourire échangé dans la rue peut faire la différence. En concert, on veut que notre public chante ces mots avec nous, de plus en plus fort, pour qu’il sente leur pouvoir. On ne s’arrête que lorsqu’on est tous ensemble au diapason.


Ed Morris a réalisé le clip. Une idée brillante dans un flow de propositions douteuses.

L-K : On a reçu quarante-cinq propositions pour ce clip mais chaque fois, c’était la même idée. On nous voyait dans un pays d’Afrique, entourées d’enfants qui jouaient du tambour, et on était habillées avec des costumes futuristes. Dès que tu as un lien avec l’Afrique, on te ressert la même chose ! On ne voulait pas d’un clip qui ne nous ressemble pas, surtout pas pour cette chanson. Aussi, parce que la seule manière de faire bouger les choses, c’est de montrer qu’il y a 1000 manières d’être une femme avec une afro, une Franco-Cubaine, de faire de la musique. Ed a compris ça. Je l’ai appelé en crise de panique. Il n’avait pas le temps alors je l’ai supplié, et dans l’heure, on a reçu un fax avec un petit dessin de Naomi allongée par terre pour me donner naissance, et ainsi de suite. J’aurais pu pleurer ! C’est vraiment mon âme-sœur visuelle. Je ne lui ai jamais dit, je suis trop pudique. (Sourire)

 
Article écrit par Alexandra Dumont.