Quand on regarde Paris à travers ses monuments, on voit la carte postale. Quand on la regarde à travers ses kebabs… c’est une tout autre histoire. Les points lumineux de ces enseignes dessinent des corridors populaires, des frontières invisibles, des zones en pleine transformation. Les points lumineux de ces enseignes dessinent les quartiers populaires, les séparations sociales en cours et les zones en mutation.
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Ils racontent où vivent les classes populaires, où s’installent les nouveaux habitants plus aisés, et comment la restauration rapide devient un marqueur social à part entière. Bref : lire Paris par le kebab, c’est lire la ville telle qu’elle se vit vraiment, pas telle qu’on la vend.

Kebab vs Paris chic : la carte qui dit tout
La carte des kebabs confirme ce que l’on devine en se promenant : plus un quartier est populaire, jeune ou situé le long d’un axe routier, plus les enseignes se multiplient. À l’inverse, les arrondissements bourgeois affichent un régime strict « parfois trois kebabs pour quinze ministères », comme le décrit Jules Grandin, journaliste aux Echos, dans une enquête vidéo publiée récemment.
Cette répartition colle parfaitement aux cartes de la gentrification étudiées par la géographe Anne Clerval : un processus parti de l’Ouest parisien et qui diffuse lentement vers l’Est et la petite couronne. Les zones où les kebabs se concentrent sont justement ces « avant-postes » : des quartiers encore populaires mais en pleine transformation (voir la carte ci-dessous).

Le kebab se gentrifie (et ça pique un peu)
Depuis quelques années, un nouveau type de kebab fleurit : plus « propre », plus design, plus cher… et surtout pensé pour un public plus aisé. L’exemple emblématique : Basis, situé dans le quartier de Belleville dans le 20e, qui a déclenché début septembre une polémique en affichant son ambition de servir un kebab « cool » sans les « mecs bizarres à l’accueil ».
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Derrière cette esthétique lissée, on retrouve une logique classique de gentrification : célébrer une « diversité » revisitée (tofu, chou rouge, déco scandinave), tout en invisibilisant les populations et les codes culturels à l’origine de ce plat populaire. Cette « blanchisation » du kebab est devenue un symptôme de la recomposition sociale des quartiers du Nord-Est.
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— ElCuisto (@ElCuistoo) September 19, 2025
Cela dit, cette évolution ne remplace pas la grande majorité des kebabs, qui restent très abordables et profondément ancrés dans les pratiques populaires. Même dans les quartiers qui changent rapidement, la gentrification ne s’accompagne pas toujours d’une disparition totale des lieux accessibles : beaucoup conservent une vraie mixité sociale et une offre économique abordable.

Le poulet : nouvel indispensable des quartiers populaires
Face à la hausse du prix du kebab, un autre acteur s’installe massivement : les fast-foods de poulet halal, formule à moins de 10 euros. Leur carte est similaire à celle des kebabs, mais encore plus marquée socialement : quasi inexistants dans l’Ouest parisien, omniprésents dans l’Est et la petite couronne.

Leur succès s’explique autant par la géographie que par les pratiques alimentaires des classes populaires. Manger à bas coût, rapidement, parfois halal, dans un lieu familier : le poulet remplit parfaitement la mission.
Il devient l’alternative la plus accessible là où les habitants cumulent contraintes financières, manque de temps et environnements alimentaires saturés d’ultra-transformés (voir la carte ci-dessous vs la carte du kebab).


Sociabilités populaires et nouveaux stigmates
En outre, le kebab n’est pas qu’un sandwich : c’est un lieu de sociabilité associé à l’immigration, un espace où se construit un sentiment d’appartenance, parfois même de « retournement du stigmate ». Les fast-foods de poulet, souvent orientés vers la vente à emporter, remplacent partiellement cette fonction… mais ne l’égalent pas.
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Leur expansion rapide suscite pourtant des réactions hostiles, pétitions et inquiétudes sur les potentielles « nuisances » (à l'image d'une récente polémique sur l'installation d'un Carrefour City dans un quartier huppé du 6e) qui rappellent celles autrefois adressées aux kebabs. Signe que le poulet a désormais pris, symboliquement et socialement, le relais du kebab comme repère alimentaire des classes populaires.
Au final, si la carte des kebabs révèle la structure sociale de Paris, celle du poulet la renforce encore. Entre gentrification du sandwich, montée du poulet low-cost et transformation des espaces populaires, les fast-foods racontent une histoire beaucoup plus vaste : celle d’une ville qui se recompose, se filtre, s’embourgeoise, et où le choix d’un simple repas rapide dit parfois plus qu’un rapport de l’Insee.
