Chronique cannoise #1 : les premiers films

undefined 22 mai 2017 undefined 00h00

La Rédac'

Qu’il est agréable de retrouver l’effervescence et la nervosité cinéphilique du festival de Cannes pour la troisième année. Les marques sont prises, l’organisation bien plus rodée et ce sentiment intime d’être – quasiment – à la maison. Mais quelle baraque ! Des files d’attente interminables et leurs bousculades, des séances aux aurores après une nuit forcément trop courte, l’impression de toujours courir après quelqu’un ou quelque chose, et cette peur abyssale de passer à côté du film inratable. « Ne me dis pas que tu n’es pas allé voir la Palme d’or ! » Si, et deux fois en plus.


Mais Cannes, c’est aussi des choix assumés parmi une centaine de films en sélection, une marche solennelle et egocentrée sur sa sensibilité, savoir faire l’impasse pour mieux ressurgir, la poitrine bombée et louer la merveille que peu ont vue (et donc forcément détestée). Loin de moi la prétention d’aller fouiner dans les sélections parallèles pour faire ressortir le nouveau Jeff Nichols, non. Mais je tenterai chaque jour de vous faire vivre au plus près ma vision tranchée et parfois réactionnaire du cinéma que j’aime défendre, ce cinéma qui se dessine à travers les yeux de metteurs en scène confirmés (Haneke, Kawase, Kurosawa, Depardon), déjà détestés (Hazanavicius, Ozon), ou presque pardonnés (Dumont, Denis, Doillon). Cannes c’est une chance unique, celle de s’élever au-dessus de la nervosité ambiante pour en voir son dessin d’ensemble, un marqueur générationnel intraçable mais vivace de l’année qui suit. Avec au moins trois films par jour et un sommeil réduit à minima, bien délicat d’y voir clair dans ce huis-clos à ciel ouvert. Mais il est pourtant indispensable de relever la tête et de répondre année après année à cette sempiternelle question : quelle vision du monde dominera 2017 ? Et la Palme d’or, quoi que l’on en pense - et j’étais le premier à m’élever corps debout contre la dernière volée 2016 et les choix douteurs du jury -, marque de son sceau doré l’année cinématographique de demain et les préoccupations principales de notre nouveau monde. Chaque jour sur le site du Bonbon, vous pourrez suivre pas à pas mes critiques et récits nocturnes quotidiens.

Il est midi. Le brouillard guide le train jusqu’à la ville sainte, le Las Vegas des salles obscures, où se joue en direct la partouze annuelle entre beauferie extasiée, jet-sauterie poudrée et cinéphilie démembrée. Le train s’arrête. La tension monte. Accident de voyageur : « Putain, je suis médecin, je vais te le réanimer celui-là ! », 2 heures de retard annoncées, les portes du TGV s’ouvrent, et des scènes surréalistes de bronzette au milieu de nulle part, le long de wagons abandonnés, s’organisent. Irrité, nerveux et déjà fatigué, mon document Word bien installé dans ma poche arrière – un beau programme parfaitement détaillé en Cambria que j’imagine bien naïvement suivre à la lettre -, je débarque enfin en terre promise. Je vous passe bien volontiers les détails moribonds de cette tardive arrivée cannoise (studio de 15 m2, valise débordante, accréditation instagramée). Mon ventre qui gargouille m’oblige à passer par ma sandwicherie préférée, ouverte 7j/7, 24h/24 durant le festival, délire ouvrier. Jean-Michel, le patron, un type bien sur qui je peux compter, m’accueille. Ce brave homme est toujours prêt à faire chauffer son gaufrier pour moi, le plus souvent affamé et dans un état douteux (moi, pas Jean-Michel). Même pas le temps d’une bière fraîche en terrasse que les premières hostilités sont lancées avec Wonderstruck de Todd Haynes (sélection officielle). Mais avant de réussir à atteindre cette première projection, c’est une patience de bonze dont il faut s’armer. D’abord l’état d’urgence nous impose de longues files d’attente jusqu’alors absentes ces dernières années rien que pour pénétrer dans l’enceinte du festival (contrôles de sacs, détecteurs de métaux…). Deuxième revers de main, la presse n’est plus prioritaire pour les séances dites du lendemain. Et c’est en bout de file que j’attends alors patiemment, rageux, la bile aux lèvres, prêt à sauter sur tout resquilleur comme nous le martèle un vigile : « Soit vous faites la police vous-mêmes, soit vous faites les filous et vous doublez ». Mais c’est la loi de la jungle ! 16h30, je m’assois docilement à côté de notre cher Naulleau. Todd Haynes nous présente une fable humaniste se baladant sur deux époques, les années 20 et une petite fille muette à la recherche de sa mère, les années 60 et un garçonnet également muet à la recherche de son père. Deux destins croisés que pitchera parfaitement Ardisson. Une fable mièvre, presque indigeste tant le chassé-croisé des époques est pesant, cousu d’un fil d’une rare blancheur et qui débouche forcément sur un carrefour générationnel tire-larmes. C’est fade, presque enfantin dans l’écriture (dans le mauvais sens du terme) et l’idéalisation de la vie de famille (un papa et une maman) est anachronique et usée comme ce grain photographique noir et blanc presque gênant. Je n’attendais pas de ce cabinet des curiosités un résultat à ce point convenu et démagogique dans son message. Sans oublier la non-utilisation presque absurde du mutisme des enfants qui s’en trouve être un gadget sans utilité.

A peine le temps d’engloutir une infamie que The Square de Ruben Östlund (sélection officielle) débarque. Terriblement clivant, The Square ne peut rendre indifférent. Son humour nordique glacial et pince-sans-rire mélangé à son autordérison en fait un petit chef-d’œuvre. Östlund joue avec nos nerfs, il me rappelle le travail de Maren Ade avec Toni Erdmann, toujours à la limite entre le rire et le malaise, la gêne et le sourire forcé. Christian est conservateur d’un musée d’art contemporain en Suède, cliché absolu du bobo gaucho peace and love, dans un style jeune cadre dynamique que Dominic West joue à la perfection. Les sujets sont nombreux mais jamais bâclés. On retiendra la peinture amère de cette génération de quadra ankylosée et flemmarde, qui s’entête à beugler des messages convenus sans jamais oser le mot révolution. Le sexe est automatisé, les angoisses de l’âge ressurgissent, et la peur de l’autre dicte les pas d’une société qui tourne le dos au plus faible. Parfois brutal, Östlund signe là mon premier enthousiasme cannois par une mise en scène brillante et qui tape juste.


Je ne me laisse pas abattre, et je suis dans l’obligation la plus futile de me lancer à corps perdu et dans une inconscience relative dans le triptyque qui (dé)-fera mes nuits cannoises : Villa Schweppes-Baron-Silencio. Et oui, Kavinsky a régalé la piste à la Villa, l’abreuvoir de luxe du Silencio est toujours aussi sobre et le Baron reprend ses droits avec vigueur. L’on croise M ou encore Sébastien Thoen déambulant sous les lumières rouges hypnotiques de ce sauvage Baron cannois.

La nuit fut écourtée par l’appel d’une sonnerie qui tape et arrache le peu de neurones persistant dans ma boite crânienne. A peine 9h du matin que commence Okja de Joon-Ho Bong (sélection officielle). Ça ne pouvait fonctionner. Quand l’anthropomorphisme dicte les pas d’un super-porc au regard humanisé, quoi qu’il puisse s’ensuivre, ma vision est altérée et malheureusement la sanction est inévitable. Je n’ai pas accroché une seconde à cette vaine tentative de dénonciation du système capitaliste et agro-alimentaire qui se contente de se baigner dans la mièvrerie d’un message surligné : l’industrialisation de masse. Les quelques flatulences du gros animal n’arriveront même pas à m’arracher un sourire, je suis confus, presque mal à l’aise de voir cette relation entre la petite fille et le super-porc s’effondrer dans le commun. Peut-être est-ce uniquement mon manque de sensibilité animale et écologique qui entraine un tel rejet, mais c’est en tout une nouvelle déception.

Je l’ai bien méritée cette sieste ! Mais il est déjà l’heure de repartir pour le grand théâtre Lumière afin de découvrir 120 battements par minute de Robin Campillo (sélection officielle). Et elle est là la première claque cannoise, une palme vient presque se dessiner sur une longue et brutale dernière scène de mort d’un jeune infecté du VIH. Dans un style quasiment documentaire, le film retrace le parcours de l’association des patients atteints du sida Act Up. Pas un groupe de soutien, mais un groupe d’action pour, à l’époque notamment, faire avancer la recherche de traitements. La violence une nouvelle fois de la scène finale, la tristesse profonde d’un sanglot hurlé, la douceur d’une Seine rouge sang, l’amour filmé au plus près dans des scènes de sexe entre un séropositif et un séronégatif : on est investi, en plein cœur touché par la mort qui s’approche, la maladie qui s’installe. Et pourtant, malgré la hauteur incroyable qu’ils installent avec la maladie, on aurait presque envie d’y croire. Et leurs actions leur ont donné raison, car 20 ans après, le traitement a nettement évolué, et les infections du sida ont diminué. Il est clair que l’on n’en sort pas indemne, le retour à l’appartement se fait dans un long silence d’enterrement, les images choc encore en tête.


Par Pierig Leray