Carte blanche à Tino Sehgal, le mindfuck du siècle

undefined 16 novembre 2016 undefined 00h00

Agathe

Certaines expériences nous laissent un souvenir en perpétuelle évolution, un souvenir qui s'écrit, se réécrit, en nous. Il arrive que nous comprenions une chose nouvelle, d'un coup, lors d'un dîner, ou bien que notre avis change, radicalement. Pendant un certain temps, des images, des concepts, des digressions, s'imposent à nous, sans que nous ne les ayons convoqués. L'expérience s'étend alors dans le temps, gagne en importance, et finalement, ne nous quitte jamais. En un sens, l'expérience continue de vivre, en nous, à travers nos pérégrinations psychiques, et le vécu se désintègre dans une exégèse mentale qui se réinvente au fil du temps. Je ne saurais pas mieux aborder l'exposition Carte blanche à Tino Sehgal, qui a lieu en ce moment au Palais de Tokyo.

Comment parler de ce qui ne se raconte pas, d'une œuvre intraduisible ? Si je devais expliquer l'exposition en un mot, ce serait "mindfuck", en trois mots, "Platon sous kétamine". Malheureusement, ces pirouettes imagées ont leurs limites. Je vais donc essayer de convoquer le plus de mots possibles, afin de transmettre au mieux cette expérience à la fois olfactive, esthétique, visuelle, auditive et sensuelle, cette errance ontologico-artistique, à travers les 13 000 m2 de surface d'exposition du Palais de Tokyo. 

L'expo s'appelle donc Carte blanche à Tino Sehgal. L'artiste s'est permis de convoquer quelques amis à lui, Daniel Buren, James Coleman, Félix González-Torres, Pierre Huyghe, Isabel Lewis et Philippe Parreno, afin de produire une œuvre totale, organique et éphémère. Mais de quoi s'agit-il au juste ? Eh bien imaginez tout l'espace d'exposition du Palais de Tokyo mis à nu, des murs blancs, quelques installations minimalistes, dont certaines semblent accidentelles, le tout envahi d'acteurs jouant les œuvres d'art zombies. Sans tableaux, sans gros machins post-modernes dans tous les sens, on se rend compte que l'espace peut lui aussi devenir une œuvre, de la même manière que les humains qui se meuvent, chantent ou parlent, sont eux aussi des œuvres.

Au début, ma première réaction fut un éclat de rire, trahissant une gêne intense. Je me pointe au premier étage, un type me fait un break-dance chancelant, et me demande « c'est quoi l'énigme ? » J'ai envie de répondre « c'est toi l'énigme », mais au lieu de ça, je glousse. Pour me punir, il me dirige vers le sous-sol. Là, je me retrouve devant une scène recouverte de mousse. Hypnotisée, je ne remarque pas les gens qui marchent, autour de moi, suivant une chorégraphie dont la consigne m'échappe. Ils me font si peur que je décide de les ignorer. Ainsi commence mon parcours, qui durera près d'une heure et demie. En bas, je passe de salle en salle, de déconvenue en déconvenue. Dans une pièce, une petite fille s'adresse à nous, nous raconte une histoire étrange, sans début ni fin. Si vous trouviez les enfants acteurs étranges, les enfants œuvres d'art le sont encore plus. Je sors, au milieu d'une de ses phrases, et là, à ma grande stupéfaction, me voici évoluant au milieu d'hommes et de femmes, figés, psalmodiant des chants extraterrestres. La beauté de l'instant me saisit, j'aimerais les imiter, mais c'est comme si pour eux je n'existais pas. C'est étrange, une œuvre qui ignore le spectateur. Bref. Dans une autre pièce, plongée dans le noir, des images sont projetées sur un écran. Je ne m'y éternise pas. Ailleurs, des gens chantent et dansent, dans le noir. J'attends que mes yeux s'habituent à l'obscurité, et, une fois que je suis en mesure de distinguer leurs silhouettes, je m'absorbe un moment dans le mystère de leur nuit. Plus loin, une fuite d'eau crée une petite ambiance film d'horreur coréen. Alors je m'échappe, pour retourner au premier étage. Là, un petit garçon vient me chercher, il veut savoir ce qu'est le progrès, pour moi. Je suis gênée, je lui demande son avis, mais il reste interdit. Je lui dis que je n'en sais rien, pour certains, c'est aller de l'avant, pour d'autres, revenir aux valeurs du passé. De toute façon, ma réponse importe peu. Un type de mon âge prend le relais. Il veut savoir où j'ai voyagé, ce que je fais dans la vie. Quand je lui pose une question, il l'évite. Puis une jolie quadra vient à ma rencontre. Elle m'explique que sa mère ne savait pas nager, mais qu'elle lui a appris à nager. Je commence à sérieusement flipper. C'est là qu'une vieille dame me prend la main, pour me raconter son expérience en RDA. Elle me guide jusqu'à un escalier, nous descendons les marches. J'ai l'impression d'être Orphée, guidée par Charon jusqu'aux enfers. Je ne crois pas si bien dire. En bas des marches, l'autel végétal me sourit, et la vieille dame a disparu. Je pense "waw", et "fuck", et "bâtard"... J'aimerais demander des explications, chercher le responsable, mais je suis seule, et les zombies chantent à nouveau.

Ainsi, nous sommes face à un nouveau genre d'œuvre. Celle-ci ne peut évidemment pas entrer sur le marché de l'art, ni être achetée par un collectionneur. Elle n'est pas palpable, ni même transmissible. Elle n'a pas de cadre. Elle se contente d'être, puis d'avoir été, quand l'exposition aura fermé ses portes. C'est plus qu'une performance ou qu'un happening. Tino Sehgal et ses amis touchent ici à quelque chose de métaphysique, qui nous interroge, nous, et ce que nous attendons d'une œuvre d'art. C'est subtil, c'est vicieux aussi, ça vous heurte, vous cherchez un sens, en vain. Vous êtes confrontés à votre désir de raison, de but, or cette œuvre est à elle-même sa propre fin, pour reprendre des termes kantiens. Le spectateur est touché, mais rien ne lui est imposé.

Tout tient à la beauté de l'instant. Bienvenue dans le royaume de l'immanence. Cette œuvre, si elle devait être conservée, ne pourrait l'être que dans le regard et l'esprit du spectateur. L'œil fait partie de l'œuvre, et la construit. On dépasse ainsi le stade de simple regardeur, tel que théorisé par Duchamp, pour aller vers quelque chose d'autre, que je ne saurais qualifier. Wordsworth parlait des yeux de l'esprit. L'expression est parlante. Ici, ce sont les yeux de l'esprit qui forgent l'œuvre, durant l'exposition, et après, le temps que tout décante et que l'on puisse s'en faire une idée.

Ce qui rend la chose encore plus compliquée, c'est sans doute la présence d'humains. Ils sont semblables à nous, mais ils sont œuvres, et nous ne le sommes pas. Si j'ai songé à aller leur parler, je n'ai pas réussi. Nous avons à leur égard la même révérence que pour les objets d'art. Leur parler serait aussi absurde que de s'adresser à une odalisque d'Ingres au musée d'Orsay. Ainsi, les artistes jouent avec les frontières de l'œuvre, de la même manière que la fuite d'eau aurait pu n'être qu'une fuite d'eau, dans le dédale souterrain du Palais de Tokyo, un non-événement, voire un désagrément. Eh bien non, cette fuite est art, et en tant qu'art, nous la respectons.

L'expo, finalement, nous confronte à notre besoin de fin, en tant que finalité et finitude. Nous cherchons le but, nous cherchons le début et la fin. Seulement, l'expo est circulaire, et sous ses airs de chasse au trésor artistique, elle ne fait que nous perdre un peu plus.

Pour conclure, je ne saurais que vous inviter à tenter l'expérience. Il vous reste 58 jours. Allez, ce n'est pas si désagréable, un petit gang bang artistico-intello.

Par Carmen Brambly, illustration Phillippe Parreno. Extrait du Bonbon Nuit 69 - Novembre 2016