Chronique cannoise #5 : «Chialerie, rock soviétique et palmarès »

undefined 21 mai 2018 undefined 11h22

La Rédac'

Quand la team Bonbon débarque sur la Croisette, forcément il faut savoir les recevoir. Ça donne alors un premier Spritz à midi, des souvenirs vaporeux qui s’enchaînent, un concert de Parcels à la Villa Schweppes, la teuf du génial site internet Radiooooo à l’AME (le fameux rooftop du festival) et des afters qui s’enchaînent jusqu’à oublier de se coucher. Ça donne un dernier jour de loose assurée où la plage et le beau temps de retour sont vus comme un cadeau du ciel pour survivre à la gueule de bois de l’année. Subir en silence, et se taper un ceviche bien tassé pour enfin réussir à faire tomber les lunettes noires.


Mais avant cette dernière nuit de perdition entre collègues, il était obligatoire de découvrir le fameux Capharnaüm de Nadine Labaki. Ah je les vois les pisse-froid (dont je fais généralement partie par ailleurs) qui hurlent au misérabilisme et à la course à la larme chaude. Oui, j’admets que l’utilisation de ralentis limites et certains plans à faire sourire sont très maladroits. Mais lorsque le film se durcit et que la justice intervient sur la question du droit des parents à procréer, Labaki dépasse alors le simple film tire-larmes sur la survie d’un enfant abandonné dans les bidonvilles – on suppose de Beyrouth ou en tout cas au Liban – et impose alors une mise en scène qui prend une autre ampleur. On perce alors à travers cette histoire d’abandon, de maltraitance d’enfants et de survie la vraie question du film, celle que la justice traite à la demande du sublime Zain Alrafeea (à peine 10 ans, et une performance exceptionnelle) qui poursuit ses parents en justice pour l’avoir mis au monde. Bien évidemment on fond en larmes à plusieurs reprises, le regard dans le vide et la tête qui tourne après la projection, le ventre retourné et cette sensation d’avoir pris une énorme claque dans la tronche. Puis l’émotion descend, et il est vrai que de nombreuses facéties idiotes viennent salir l’ensemble (notamment une histoire entre un nourrisson et sa maman éthiopienne arrêtée par la police locale). Mais quelle performance de ce gamin, et quelle violence cinématographique qui a la présence d’esprit de poser une question rarement abordée. Capharnaüm n’est donc ni la daube ni la bombe annoncée par les rumeurs des distributeurs qui se sont battus pour choper le film. Il est un bon film, puissant mais grillé par un excès émotionnel et quelques scènes brouillonnes et idiotes.



Ce 71e festival de Cannes se conclut pour moi par une séance de rattrapage pour voir Leto de Kirill Serebrennikov. Encensé par la critique en début de festival, je me fais quelque peu influencer sur ce coup-là. Mais sans aucun regret car comme vous le lirez ci dessous, il fait partie de mon palmarès. On se retrouve au début des années 80 à Leningrad, en pleine URSS dans le milieu du rock soviétique. Un concert est organisé. Pendant que Mike et sa bande chantent l’incisif titre "Tu n’es qu’une merde", la direction de la salle de concert tente de maintenir assise l’assistance et d’interdire le remuage de tête. Mais le thème du film et là où réside sa force n’est pas dans le combat d’imposer le rock dans un pays dictatorial, jouant ici un simple rôle de contexte, mais plutôt dans l’histoire d’amour de Mike et sa femme Natasha. Cet idylle amoureuse va être mise à l’épreuve quand le beau Viktor débarque sur une plage déserte, guitare sous le bras, représentant de la nouvelle scène émergente, plus incisive et musicalement beaucoup plus moderne. Natasha tombera peu à peu dans ses bras, alors que Mike ne pourra qu’accepter la situation. Accepter qu’il est peu à peu dépassé (tout en aidant Viktor à enregistrer son premier album) et cette amourette naissante avec sa femme.

© Copyright Droits réservés / Film Leto

À travers plusieurs scènes réalisées sous la forme de vidéo-clips en reprenant des titres bien connus (Lou Reed, Sex Pistols), et le choix du noir et blanc, Serebrennikov rend à la fois hommage au rock'n'roll dans sa forme la plus large, au combat underground d’une musique générationnelle porteur de révolte et d’espoir mais aussi à un trio amoureux qui s’accepte avec une vision libertaire moderne. Les thèmes s’accumulent mais le film ne s’essouffle jamais. Bien au contraire, dense mais léger avec un vrai plaisir jouissif d’écouter cette bande-son superbe. Très belle conclusion de festival.

Une crêpe, une San Pé', un peu de sable entre les orteils sur la plage. Et il est grand temps de rentrer dans un TGV plein à craquer, contrairement à l’aller. En guise de conclusion et de résumé de cette folle semaine, voici mon palmarès 2018 :

Palme d’or : Burning de Lee Chang-Dong
Grand Prix du jury : En guerre de Stéphane Brizé
Prix du jury : Leto de Kirill Serebrennikov
Prix d’interprétation : Marcello Fonte dans Dogman de Matteo Garrone et Zain Alrafeea dans Capharnaüm de Nadine Labaki
Prix d’interprétation féminine : Zhao Tao dans Les Éternels de Jia Zhang-Ke
Prix du scénario : Heureux comme Lazzaro d’Alice Rorhwacher
Prix de la mise en scène : Under the Silver Lake de David Robert Mitchel

©FUJI_TELEVISION_NETWORKGAGA_CORPORATIONAOI_Pro._Inc._All_rights_reserved Stars Kairi Jyo, Kirin Kiki, Lily Franky, Miyu Sasaki, Sakura Andô / Film Une Affaire de famille


Le verdict est tombé. Et vous le verrez, je suis très loin d’être en accord avec le jury, qui comme chaque année, préfère le message politico-social plutôt que la réussite cinématographique. Et c’est bien dommage.

Palme d’or : Une affaire de famille de Hirokazu Kore-Eda
Grand Prix du jury : BlackKklansman de Spike Lee
Prix du jury : Capharnaüm de Nadine Labaki
Prix d’interprétation : Marcello Fonte dans Dogman de Matteo Garrone
Prix d’interprétation féminine : Samal Yeslyamova dans Ayka de Sergey Dvortsevoy
Prix du scénario : Lazzaro Felice d'Alice Rorhwacher et 3 visages de Jafar Panahi
Prix de la mise en scène : Cold War de Pawel Pawlikowski

Par Pierig Leray