Chronique cannoise #2. Uberisation, cotte de mailles et sado-masochisme

undefined 19 mai 2019 undefined 18h47

La Rédac'

En cette seconde soirée cannoise, je vogue du côté de Nomade, lieu éphémère sur le rooftop du Five Seasons hotel, à deux pas du Palais. Comme l’année dernière, c’est une furie, on retrouve les habitués, les mêmes bourrés et par chance, le chemin de Karim, second rôle dans le film des frères Dardennes avec qui l’échange entre 2 gin tonic fut fort enrichissant : la rigueur magistrale de leur travail, son casting particulier, l’approche réaliste du jeu d’acteur. Et pour lui, c’est la Palme ! Je lui rappelle que le film de Pedro Almodovar est en tête des pronostics, ce choix serait politiquement correct et donc très cannois d’offrir sa première palme pour son film Douleur et Gloire, auto-biopic, avec Antonio Banderas dans son propre rôle. Mais passons, le piano s’enflamma comme l’année dernière et une poignée d’éméchés mués en ténors nocturnes chantent "Bohemian Rhapsody", pendant qu’un jeune producteur me pitche son prochain film : un champion de pâtisserie passé par l’école de la vie (genre je vis dans la rue, mes parents sont morts). Prometteur… Enfin je crois. Bref, de bien belles rencontres sur le rooftop le plus animé de la quinzaine, assurément.

Par Pierig Leray


Que vaut le dernier Ken Loach ? Pas de surprise, il reste maître d’un cinéma réaliste, humble, porté d’un message toujours nécessaire et dépeignant parfaitement les dérives du monde du travail (comme le palmé Moi, Daniel Blake avant lui). Dans Sorry, we missed you, on s’immisce dans une famille anglaise où les dettes s’accumulent, le père pour tenter de s’en sortir s’engage dans un Uber de la livraison, avec son message superficiel si positif, et d’une violence âpre dans son fonctionnement intérieur : chaque retard se paye par une sanction, les coursiers travaillent 14 heures par jour, dans des conditions déplorables. La femme d’une humanité bouleversante est aide-ménagère à domicile pour les personnes handicapées, la fille en élève modèle intériorise sa tristesse pendant que le fils l’extériorise par une crise d’ado bien corsée (ca sèche et tague les murs). Et c’est bien lui l’élément central au travers duquel les relations s’embrasent puis s’apaisent et finissent par s’effondrer d’un espoir envolé. Loach fait du Loach, et même si notre chère contrée française semble tenir bond contre la protection de l’emploi en comparaison de nos voisins européens, il n’en reste pas moins que l’aliénation de l’humain au travail par le fantasme de l’indépendance est très en vogue. Et encore une fois, le cinéma de Ken Loach sans être transcendant, est indispensable.

Que j’avais aimé Ma Loute en sélection officielle il y a 3 ans ! Le créateur du P’tit Quinquin Bruno Dumont revient cette année avec Jeanne (Un certain regard). Cette première scène, le regard perçant de la jeune Jeanne d’Arc jouée par la fabuleuse Lise Leplat Prudhomme sur la voix subtilement raillée de Christophe est un moment d’une rare beauté. Il met en scène l’histoire de Jeanne d’Arc, de ses combats contre les Anglais en passant par son procès puis sa mort à travers une mise en scène minimaliste. Et que c’est réussi, c’est du pur Bruno Dumont : ses terres vierges du Nord de la France, des acteurs amateurs au jeu théâtral et caricatural, une fresque historique à faire ricaner par son amateurisme. Mais bien entendu, tout y est poussé à l’extrême et fait avec une telle ironie et un sens de l’humour, que tout devient délicieux. On se perd, parfois même la tendance est aux yeux qui se ferment, et puis une nouvelle envolée poétique nous recapture. C’est un va et vient incessant entre poésie burlesque, moment de grâce, et dialogues en longueur. Bruno Dumont est un de ces rares réalisateurs qui savent marquer une empreinte indélébile à leur mise en scène, créer un objet unique, critiquable mais magnifiquement singulier, comme toutes ses gueules cassées qu’ils aiment tant filmer.

Second film de la journée dans la sélection Un certain regard, le très attendu Liberté de Albert Serra, apprécié grâce à l’excellent La mort de Louis XIV en 2016, avec une performance magistrale de Jean=Pierre Léaud en roi de France. Une poignée de perruqués exclus de la cour du roi de France se retrouvent à organiser du libertinage out-door dans des contrées boisées allemandes. Le film est un (très) long huis clos extérieur, des scènes de sexe sans saveur malgré l’acharnement entrepris (scato, léchage d’anus, urine à gogo, sado-masochisme au fouet et à la branche d’arbre, et j’en passe) s’enchainent dans une prétention cinématographique dépassant totalement son auteur. Ça se pignolle dans une photographie laide, la lumière est fausse, sur-exposée et surtout artificielle, l’excitation perverse souhaitée est remplacée par un long malaise qui viendra mourir après plus de 2 heures dans des applaudissements plus que discrets. Je ne comprends pas le sens du film, il n’y a ni poésie, ni, dans un autre sens, de provocation insoutenable, on reste perché dans un équilibre branlant qui peut paraître excitant lors de la première demi-heure (les sexes sont remplacés par des bouts de coton, un vrai jeu sexuel s’installe entre les libertins sauvages) mais qui très rapidement s’effondre dans une vacuité pesante. C’est un vrai échec, un voyage, malgré encore une fois tous les efforts entrepris pour tenter de nous secouer, bien terne.