Sport et espace public : Où sont les femmes ?

undefined 20 juin 2022 undefined 17h46

Sarah Leris

Dimanche midi, rue de Clignancourt, à deux pas de Barbès, le cours de boxe que dispense Céline au Cercle Boxing va commencer. Sur la quinzaines d’inscrits, seulement un homme. Chacun enfile ses sous-gants, et c’est parti pour 50 minutes de workout alternant entre boxe et bootcamp. « Dans la salle sombre, c’est toi face à ton sac de frappe et c’est tout. On ne voit pas les autres, on ne regarde pas ce qu’ils font, personne n’est là pour juger, simplement se défouler et faire sortir tout ce qu’il s’est mal passé durant ta semaine », résume Morgane, à qui ces séances permettent de se vider la tête. « La salle sombre, c’est peut-être une des raisons qui attire les filles ici, songe Soraya dans les vestiaires. Parce qu’on ne ressent aucun jugement ni regard sur nous, et ça, ça change beaucoup des salles de sport. Il y a de plus en plus de femmes qui se mettent à la boxe, je le vois autour de moi, mais pas n’importe quelle boxe. Ici, ce n’est pas du combat, ça reste très doux et tu ne prends pas de risque. Elles n’ont pas envie de se battre contre des hommes qui font deux fois leur poids et de se prendre des coups. » Le regard des autres sur elles, Morgane, Soraya, Linh et Nolwenn l’ont ressenti dans des salles de sport plus traditionnelles. « Dès que tu portes un legging tu es ultra sexualisée, admet Nolwenn, derrière le comptoir du Cercle, qui a arrêté son abonnement dans une salle classique. Je ne dis pas que ça concerne tous les mecs présents, mais il suffit de 5% d’hommes dans la salle qui te matent pour te mettre hyper mal à l’aise. Tu n’oses pas aller chercher tes poids, ils sont tous en train de soulever de la fonte, c’est une ambiance trop masculine dans laquelle je ne trouve pas ma place. Je me faisais aussi beaucoup emmerder, alors j’ai arrêté d’y aller. J’allais à la salle comme j’allais prendre le métro, en ‘mode survie’, avec un bouclier, je devais me préparer psychologiquement ! Au final le sport, c’est un peu comme dans la rue, ça ne nous appartient pas et ce n’est pas fait pour nous mettre à l’aise. Je comprends que certaines finissent par ne plus suivre que des cours réservés aux femmes… Après une journée à te faire emmerder partout où tu vas, tu as envie de pouvoir souffler. »

C’est le cas tous les mardis à 19h30, aux environs de Porte de la Chapelle. Une bande de femmes, casque sur la tête et planche à la main, démarre le cours d’initiation au skate proposé à l’Espace de Glisse parisien par l’asso Realaxe, qui promeut la pratique du skateboard féminin. Comme chaque semaine, le créneau leur est réservé : ici, pas de mixité. « C’est trop important d’oublier le regard des autres et son propre regard, et être entre femmes, ça permet d’y arriver. Il y a un espèce d’accord tacite, explique Linh, ancienne participante au cours. Tu as aussi besoin d’oublier ce que la féminité est censée être, parce qu’en skate, il faut prendre des positions qu’on ne t’apprend pas dans la société, comme être accroupi, travailler les épaules, des gestes dits ‘masculins’ que tu n’as pas le réflexe d’avoir. Être une fille, c’est se tenir droit, alors qu’en skate, si tu te tiens droit comme un piquet, tu tombes et c’est dangereux, il faut donc déconstruire ça. » Celle qui a commencé le skate à l’âge de 15 ans admet que les codes se sont assouplis depuis. « Aujourd’hui c’est moins gênant d’être une fille qui fait du skate et les jeunes s’acceptent plus facilement. Moi à mon époque, je me prenais des remarques comme ‘ah c’est cool une fille qui fait du skate’ qui se voulaient gentilles, mais qui me ramenaient toujours à ma condition de femme, et je les entendais me commenter comme si je ne pouvais pas les entendre. Si bien qu’aujourd’hui, je sors faire du skate comme quand je vais en soirée, je me prépare psychologiquement, car je sais que je peux me faire emmerder, je dois être blindée et j’ai parfois les genoux qui tremblent. » À quelques kilomètres de là, Stade Louis Lumière, c’est le Witch FC qui enfile ses crampons pour du foot féminin. Même combat pour le Gadji FC, équipe amatrice 100% féminine qui s’entraine chaque semaine, et milite pour réintroduire les femmes sur les terrains de foot et dans l’espace public.

Le sport, miroir de la société

À Paris comme ailleurs, difficile de se mettre à un sport connoté masculin sans ce « blindage ». « La réalité, c’est que rares sont les sports qui ne sont pas des sports ‘de mec’ », continue Linh, qui a fondé le Studio Jaune, collectif asio-féministe issu de l’architecture. Pour croiser les femmes en majorité, il faut aller… dans les salles de yoga. L’un des seuls sports à majorité féminine avec la gymnastique et l’équitation. « Beaucoup d’hommes n’osent pas ou n’y pensent même pas car ce n’est pas connoté masculin », remarque Alizée. Après des années à se cacher, les femmes reprennent leurs droits. Boxe, escalade, foot, skate… Les cours qui leur sont réservés se sont multipliés dans la capitale ces dernières années. « Si ces safe space existent, c’est qu’il y a de la demande », considère Nolwenn. Morgane, elle, admet qu’elle préfère fréquenter des cours mixtes « pour avoir l’impression d’être traitée comme un homme »… avant de réaliser qu’elle ne fréquenterait surement pas son habituel cours de boxe si elle y était la seule femme. « Au final, peut-être que le problème n’est pas la salle ou le cours, mais le pourcentage d’hommes présents. »

Une brisure de genre qui existe dès l’enfance. « Le foot, c’est pour les garçons », a-t-on tous entendu dans la cour de récré. « Les pratiques de loisirs semblent très fortement imprégnées des stéréotypes de sexe, peut-on lire dans la même étude bordelaise. Au point que le choix d’une activité ou d’une autre paraisse déterminant dans la constitution des identités sexuées par les enfants et leur famille : aux garçons les activités valorisant la force, l’agressivité, le collectif, l’occupation physique de l’espace public ; aux filles les activités privilégiant la grâce, la sensibilité, l’effacement, l’espace fermé ou privé. » Pour le Studio Jaune, c’est même la section genrée de l’espace qui commence dès la cour de récréation. « Qu’est-ce qui est tracé au sol ? Des marelles et des terrains de sport. Les filles à la marelle, les garçons au foot. Si bien que 80% de l’espace récréatif est occupé par les garçons. » Le phénomène, pas seulement visible dans les salles de sport, existe à plus vaste échelle et est donc un problème inhérent à la société actuelle. Même son de cloche dans l’espace public : « Lorsqu’elles marchent dans la rue, les femmes sont supposées être en train de rentrer chez elles. C’est à la sphère privée qu’elles appartiennent, leur présence dans la sphère publique étant envisagée comme transitoire », affirme Lauren Bastide dans Présentes - Ville, médias, politique... Quelle place pour les femmes ?. « Heureusement, plus on en parle autour de nous, et plus la société s’implique, conclue Linh. Avec des initiatives comme des cours réservés aux femmes, par exemple. Mais il faudrait repenser la ville et l’espace public pour qu’il soit plus inclusif. En tout cas, c’est ensemble qu’on fera changer les choses. »

*Edith Maruéjouls, Yves Raibaud. Filles/garçons: loffre de loisirs : asymétrie des sexes, décrochage des filles et renforcement des stéréotypes. Ville école intégration, 2012, p. 86-91

Pour aller plus loin

- Présentes - Ville, médias, politique... Quelle place pour les femmes ?Lauren Bastide, 2020

- Genre, violences et espaces publics, La vulnérabilité des femmes en question, Marylène Lieber, 2008

- Le sport féminin : Le sport, dernier bastion du sexisme ?, Fabienne Broucaret, 2012