Eric Judor — L'idiot du village, vraiment ?

undefined 12 janvier 2016 undefined 00h00

La Rédac'

Eric Judor fait partie de ces personnalités iconoclastes difficiles à saisir et c'est tant mieux. Autant à l'aise dans le cinéma barré et underground d'un Quentin Dupieux (Steak, Wrong et Wrong Cops) que dans des productions plus "grand public" comme La Tour Montparnasse infernale (sa suite, La Tour 2 contrôle infernale sort le mois prochain), Eric Judor a également bluffé son monde sur ses talents de réal/scénariste avec la série Platane. Dénominateur commun de cette bio : un sens aigu de l'humour absurde, qu'il nous confie vouloir plus engagé à l'avenir. 

 

Né d'une mère autrichienne et d'un père guadeloupéen, tu as enchaîné longtemps les petits boulots, passant de guide touristique aux Etats-Unis à logisticien pour Bouygues Telecom. Mais une seule chose t’anime : amuser la galerie.

Mes origines, c’est le savant mélange du zouk et du nazisme. Cela donne forcément un spectre très large, en humour. J’ai eu mon baccalauréat de justesse, j’ai enchaîné sur une maîtrise en langues appliquées. Mais quand je faisais des blagues, je voulais faire rigoler tout en étant accompagné. Voilà pourquoi j’ai toujours trouvé cela très bizarre de monter seul sur scène. A l’armée, pendant mes classes, j’ai rencontré un mec avec qui je n’arrêtais pas de déconner. On s’entendait tellement bien qu’on a décidé de se retrouver à la fin de notre service pour écrire des sketchs. Le rendez-vous a été pris dans un café-théâtre. Mais il m’a fait faux bon, au dernier moment. Ce mec, c’était Lionel Dutemple, ex-auteur des Guignols de l’info sur Canal+. Il n’a pas eu le cran d’y aller. Moi non plus. Et j’ai dû attendre de rencontrer mon "arabe" pour me lancer…

 

Une rencontre avec Ramzy Bédia qui s’opère dans un bar de châtelet, en 1994.

Ce fut un coup de foudre. Le Comptoir des Halles à Paris était un des seuls bars branchés qui acceptait les personnes de couleur à cette époque. J’y ai fait la connaissance de Ramzy, accoudé au comptoir. Il avait un énorme téléphone portable à côté de lui, comme celui qu’utilise Philippe Katerine dans La Tour 2 contrôle infernale. Je l’ai vanné en lui demandant s’il attendait réellement un appel à deux heures du matin. Il m’a répondu du tac au tac. On a passé des heures à pleurer de rire. Son physique était incroyablement marrant. Je me suis tout de suite dit que l’on formerait un duo étrange. Il venait de commencer à écrire des sketchs avec une autre personne. Mais, ils n’avaient pas osé, eux non plus, monter sur scène. Au fil des rencontres, je lui ai finalement demandé s’il voulait que l’on commence à écrire ensemble. Et depuis, c’est la femme de ma vie (rires).

Jusqu’à tes 27 ans, tu vivais dans la petite banlieue bourgeoise de Montigny-le Bretonneux, dans les Yvelines. Ramzy venait de Gennevilliers (Hauts-de-Seine). Ce fut un véritable choc culturel…

Lorsque nous étions ensemble, le but était de faire rire respectivement nos potes. Pour l’un et l’autre c’était exotique. Je me retrouvais à Gennevilliers, dans le quartier très tendu du Luth, où j’avais enfin une vraie vision de la France. Des personnes dont on ne parlait pas dans les journaux ; des jeunes qui avaient une culture hyper colorée et une certaine frustration sur les choses de la vie. Ramzy m’a fait découvrir James Brown, Radio 7 et Radio Nova. De son côté, je lui faisais découvrir l’univers des petits bourgeois. A cette époque, il avait l’impression d’être dans un roman de Kafka. Il faisait tout pour s’en sortir, il faisait des études, il passait des entretiens, mais se retrouvait perpétuellement replié dans sa chambre. Il tournait en rond. Ramzy est une fleur qui a poussé dans le bitume. Il est sensiblement positif. Et c’est pour cela que notre duo a fonctionné dès le départ.

 

judor1

 

Ensuite, avec Jamel Debbouze, vous formez une bande démoniaque, dans la série H. Dès lors, tu ne quittes plus Ramzy. Vous enchaînez les films, en duo, comme dans Double Zéro ou Les Daltons. Puis vient la séparation opérée par Quentin Dupieux dans Steak, en 2007. Paniquant ?

Ce film nous a ouvert les yeux. Jusqu’alors, nous nous contentions de nous marrer. Notre carrière était un défouloir. Nous voulions juste rire ensemble et faire des vannes. Quentin a fait exploser ce qu’il y avait en nous. Cela faisait plus de dix ans que nous étions ensemble. Je ne connais pas de duo qui ait réussi à rester dans la même énergie, indéfiniment. J’avais juste envie de m’affirmer artistiquement. Ma série Platane m’a aidé en ce sens. Comme une bouffée d’oxygène. Je n’ai jamais eu la sensation qu’exister seul serait difficile, artistiquement.

 

Le rire, est-ce sérieux ?

Je ne pense plus pareil, ces derniers temps. Jusqu’à présent, avec Ramzy, nous nous disions qu’il fallait développer un rire joyeux. Cela reposait sur de l’absurde. Mais aujourd’hui, j’ai l’impression que notre humour pourrait être une arme pour dénoncer les dérives et les situations difficiles. Il est de plus en plus compliqué de rester muet et de continuer à être joyeux. En 2015, l’Histoire a enchaîné les situations tragiques. Mais continuer à faire rire fait partie de ma nature. C’est quelque chose que j’ai envie de projeter dans cette époque. Et si cela peut permettre aux gens de garder la tête hors de l’eau, tant mieux.

 

Depuis tes débuts, tu as souvent tenu le rôle du retardé. N’en as-tu jamais eu marre que les gens aient cette image de toi ?

Pour moi, l’idiot du village est le meilleur des comiques. Il n’est pas comme le fou du roi : impertinent, irrévérencieux et jamais réellement dingue. L’idiot du village est un homme qui est capable de pisser sur le trône du roi. Sauf que cela va le faire marrer car il n’a pas conscience du danger. Il ne voit pas la vie comme les autres. C’est un enfant. Dans l’humour, c’est la folie qui me transporte.

 

judor2

 

Ce rôle, tu as décidé de le réendosser  en proposant une suite, avec Ramzy, à La Tour Montparnasse infernale. Mais La Tour 2 contrôle infernale est finalement très différente du premier opus. Pourquoi ?

C’est une suite logique ! Cela faisait quinze ans que nous n’avions plus fait quelque chose de concret avec Ramzy. La Tour Montparnasse infernale était notre premier projet. Celles et ceux qui avaient 15 ans à l’époque en ont 30, désormais. Ils n’ont ni les mêmes références, ni le même humour. Il fallait donc avoir une autre mécanique. C’est pour cela que ce film est certainement beaucoup plus absurde que le premier. Et s’il y a moins de punchlines, c’est aussi voulu. L’époque a changé.

 

Parallèlement, tu continues l’écriture de la saison 3 de Platane. Quelle en sera la trame ?

Mon personnage a disparu pendant six ans après la fin de la saison deux. Il réapparaît en France en faisant Toute une histoire de Sophie Davant. Le sujet ? Il s’est fait passer pour mort auprès de son entourage et il le regrette. Mais s’il est là, c’est uniquement pour laisser ses coordonnées au producteur de l’émission. Il a une idée de film de super-héros à développer aux Etats-Unis afin de concurrencer Marvel. Mais cela ne se passe évidemment pas comme prévu. Dans le casting, j’espère avoir un florilège de guests américains à côté d’acteurs français. J’aimerais beaucoup avoir, par exemple, Omar Sy. Et pourquoi pas Jean Dujardin ? Je ne leur en ai pas encore parlé. On devrait commencer à tourner à l’automne prochain. Cette troisième saison a pris du temps car nous étions sur autre chose avec Ramzy. Et puis parce que nous devions convaincre Canal+. J’ai l’impression que Rodolphe Belmer  (ex-directeur général du groupe Canal+,ndlr) n’était pas très chaud pour nous soutenir dans ce projet. Et si aujourd’hui Platane repart, c’est parce que nous avons rencontré Vincent Bolloré. Cela dépend personnellement de lui. Tant mieux.

crédit photos : Flavien Prioreau.

La Tour 2 contrôle infernale, réalisé par lui-même, sort le 10 février en salle.