Nils Frahm, rencontre avec un pianiste totalement hors cadre

undefined 24 juillet 2018 undefined 19h04

Victor

Fils du jazz, enfanté par les préludes de Bach, Nils Frahm est un monument baroque. Entre méandres électroniques et rigueur orchestrale, l’artiste allemand est devenu le héros d’une musique classique décomplexée et moderniste. De la bande originale du film Victoria jusqu’aux bruits de brosses de toilettes. Après deux années d’ermitage, le trentenaire est revenu en février dernier avec un nouvel album, All Melody, sa pièce la plus introspective. À la croisée des mondes, rencontre avec celui qui joue du piano debout, quelques semaines avant son concert à la Philharmonie de Paris.


À Zurich, le crépuscule d’un début de concert. L’attente se consume le temps d’une cigarette. La salle se remplit d’anonymes serrés contre le rideau rouge qui emballe la scène. Entre les collines de têtes qui dépassent et tombent sans cesse, les regards scintillent. À l’idée du nom qui patiente en nous depuis des semaines, on en a les yeux qui clignotent. La nuit a dévoré le monde à présent. Il enjambe la scène, se faufile entre la forêt d’instruments plantée là, et, d’un geste, apaise tout le monde. La lumière se rallume au-dessus de ses synthétiseurs, un jeu d’ombre s’installe avec ses doigts sur son piano. Nils Frahm commence à jouer de l’harmonium.

« Ce qui est spécial dans ma musique, ce n’est pas la mélodie, c’est comment elle est jouée, du bout de mes doigts. » dit-il séduisant et fier. L’artiste est connu pour répéter à tour de bras qu’il aime manipuler son public. « Ils viennent pour être manipulés. Ils ne veulent pas rester comme ils sont, ils viennent être transportés. Je sais quand ils se taisent, je sais comment faire pour qu’ils se taisent. Il n’y a bien qu’à mes concerts que personne ne parle, ne respire, même dans des salles de plus de 2000 personnes… L’audience est radicale, ils viennent pour donner. » Des accents allemands viennent saupoudrer d’exotisme son anglais fatigué par deux heures intenses sur scène. Le pianiste reprend son calme, retire sa mythique casquette marron qu’il gardait vissé sur la tête. « Je traite chaque concert comme si c’était ma propre vie. J’attends le moment qui vient me dire d’explorer, et je commence à aller plus loin… ». À chacune des nuits passées sur scène, All Melody prend une couleur différente — « je ne me souviens jamais de ce que j’ai fait de différent la veille ».


Rétif au premier abord, la conversation prend vite des accents de psychanalyse. « J’aurais beau décrire tout ce que je fais, la seule chose qui manquera aux gens, c’est qu’ils ne savent pas qui je suis… Je veux juste parler avec coeur de qui je suis. » Et qui es-tu Nils Frahm ? Le hambourgeois né dans une famille un brin hippie ? Un fils de collectionneur, qui travaillait avec ECM, le label des musiques contemporaines ? Ou encore ce pianiste de génie, formé par le disciple du disciple de Tchaikovsky ? Un peu de tout ça pour celui qui a tout fait pour s’extraire du destin qu’on lui prédisait, « comme ces pianistes chinois qui sont des techniciens acharnés, mais qui n’ont rien à dire… ». Sa rencontre avec les autres musiques, du jazz à la techno, a été décisive. Quand on parle de musique, il y a toujours une histoire de mentor, et les musiques électroniques, c’est son frère qui l’y a initié. « Plus jeune, mon grand frère allait à des soirées électroniques. C’était l’époque du mouvement techno à Berlin, avec la Love Parade et tous ces trucs dingues. La trance était une bonne partie de ce que j’écoutais. Et puis il y avait Aphex Twin et le label Warp aussi… J’étais un spectateur. Bien sûr je préfère la musique plus lente, mais davantage encore celle qui respecte mon intégrité et qui me fait penser que je suis compris. J’ai besoin d’espace entre les notes. » Voilà qui rappelle quelque chose : même quand il se lance dans un élan d’improvisation, les mains coincées dans quelques-unes de ses machines analogiques, Frahm prévoit toujours un espace de respiration entre les enchaînements, un moment de piano, qui s’allonge, qui prend son temps, ralentit.

« Depuis Solo [2015], j’ai enchaîné plus d’une dizaine de disques et de projets, mais j’avais l’impression que quelque chose manquait. Je voulais faire un album plus en profondeur, sans avoir jamais eu le temps de travailler en studio. Je retardais, je retardais… Jusqu’à ce que je décide de m’accorder une année et demie — ce qui est très généreux — sans concert, sans Facebook, juste retourner là où tout a commencé… » Des synthétiseurs, des boîtes à rythmes, plusieurs pianos, un orgue [oui], un mellotron, une table de mixage, quelques autres instruments cachés, et des dizaines de mètres de câbles. Tout ce bazar sorti du studio pour une tournée de plus de deux ans autour du monde. « Avant j’enregistrais dans mon appartement, mais c’est devenu impossible aujourd’hui pour les voisins avec une telle installation… Je n’arrive même pas à tout emmener en tournée ! » D’ailleurs, ce soir, l’orgue de poche est installé derrière l’estrade, côté cour, impossible de le laisser sur scène. « Il fallait un espace plus grand, je commençais à regarder les studios commerciaux sur Berlin… Et à ce moment-là nous avons reçu l’offre de Funkhaus. Pure chance. » À l’Est dans les années 50, Funkhaus est immense complexe de studios et de salles de concerts de bois vernis, passé de mains en mains comme beaucoup de ces bâtiments du Berlin divisé en deux. À la faveur d’une restauration, Nils Frahm s’est vu proposer d’occuper l’une des salles d’enregistrement de cet ancien siège de la radio de la R.D.A. « C’est le studio qui a fait la magie. Je voulais l’utiliser comme un instrument. »


Souvent, au moment de faire la promotion de son album, l’artiste est tenté — sinon obligé — de mettre des mots sur les fulgurances qui lui ont traversé l’esprit au moment de la composition. Des choix auxquels il n’avait pas forcément pensé alors qu’il fabriquait son oeuvre. Le journaliste est là pour lui demander quel sera son concept, qu’est-ce que l’artiste propose de neuf. « Il est impossible de ne pas avoir de concept pour beaucoup de gens. Aujourd’hui nous sommes dans une époque où je dois avoir une réponse à donner ». Bien sûr, des concepts, cet homme en a toujours eu les poches pleines pour ses albums solos. The Bells (2009) a été réalisé dans une église, Screws (2012) composé avec un pouce en moins après un accident, et pour Felt (2011) chacun des marteaux qui frappent les cordes de son piano était emballé par du tissu pour ne pas réveiller les voisins de son studio-maison. Le luxe de l’imprévu. Et pour son dernier opus All Melody quel est le point de départ ? Remettre tout à nu, sans concept à défendre. Du studio qu’il a fallu retaper, aux musiciens qu’il inviterait pour des sessions lives d’enregistrement, des percussions qu’il a fallu ajouter… Des milliers d’heures passées enfermé pour trouver sa voix, dépasser les contraintes du travail salarié et triompher des tragédies de la vie en société. Rester concentrer sur la mélodie, comme obsédé par un bruit de cristal. « La musique est un luxe. J’attends le moment où les gens seront prêts à ne plus penser à leur petite personne, et développer un esprit de corps. Je suis prêt pour ça, je le sentirais quand ça arrivera. Mais ce n’est pas le moment, tout le monde est obsédé par fuir ses tracas… Mais c’est impossible. Je ne peux pas, tu ne peux pas, personne. »

« Quand j’ai compris que je ne serais pas qu’un pianiste, parce que je ne voulais pas ressembler à ça, j’ai commencé à me faire une idée de ce que je pourrais faire de plus, que peut-être personne n’avait fait. C’est pour cela que je suis un homme de jazz, parce que je recherche ma voix musicale. Celui qui m’a le plus inspiré c’est Thelonious Monk. Il ne pourrait pas jouer Bach ou Mozart de manière convenable, mais impossible de jouer comme lui ! J’arrive à cela, doucement. La manière dont je joue… personne ne le pourrait. » Certains critiquent son touché au piano simpliste — mais personne ne le fait ainsi. C’est un peu de la même manière que d’Andy Warhol à Kanye West, on a clos le débat sur la pop-culture — est-ce qu’ils font de l’art ou non ? La chose dont on est sûr c’est qu’il ont été les seuls, ou les premiers, à faire ce qu’ils font. « Prends Chanel, qui a sûrement été une petite parfumerie, avant, d’un coup, de devenir CHANEL. C’est toujours considéré comme un travail artistique, raffiné, et d’un autre côté c’est super populaire… C’est tout comme Mozart, ou Vivaldi. Vivaldi est le plus pop-culture des pianistes de son époque, parce que c’est indéniablement un compositeur de génie, mais aussi une vraie pop-star. Tout le monde connaît ses mélodies, sans forcément connaître leur nom. »

Est-ce qu’il ne faudrait pas la brûler, tout simplement, cette satanée pop-culture ? Après un temps d’hésitation, le pianiste s’accorde, et répond, calme : « Quoi que ce soit, que tu brûles, que tu tues, reviendra te hanter. Karma is a bitch. Si tu brûles la pop-culture, elle prendra sa revanche parce que si tu décides de la brûler, c’est toi qui devient le fasciste. Il y a des gens comme ça en Allemagne, qui sont absolument contres. Ils étudient la musicologie, l’histoire de la musique, critiquent et intellectualisent la musique. Quand ils viennent dans une philharmonie pour un de mes concerts, ils vont analyser mes notes et essayer de me ranger dans une catégorie. Et si je ne voulais pas faire ceci ou cela, mais plutôt une musique disruptive ? Ces gens là pensent que je veux charmer mes pairs. Mais je fais radicalement ce que je veux, tout simplement. » Cette hétérodoxie, il n’est pas le premier à la revendiquer. On compare assez souvent Nils Frahm à Chilly Gonzales. Pour les deux amis, le piano classique fait partie d’un ensemble plus large qu’il faut mêler aux musiques électroniques et au rap. « Je pense que Chilly est un musicien très différent de Max Richter, Hauschka ou moi-même. Il y a une scène, oui, mais il n’y a pas de marché pour ce qu’on a appelé le néo-classique. On s’exprime quand même chacun d’une manière très différente. »

Avec des centaines de dates partout dans le monde, à écumer les philharmonies, l’artiste ne pense pas encore à l’après All Melody. Après ce colossal projet, l’allemand s’imagine tout de même retourner au piano. Son album aura prouvé qu’il excelle en studio, à la production, et qu’il n’y a plus grand chose à apprendre de plus de ce côté là. Et puis il y a tellement dans le piano, à explorer, à perfectionner. « Le piano, c’est infini » dit-il, avec comme une hélice qui l’agite à l’intérieur. « Certains pianistes ont transcendé cet instrument. Keith Jarrett, Vladimir Horowitz, Alfred Brendel et quelques autres… Mais aucun d’eux n’aurait dit en avoir fini avec le piano. » Faire de la musique jusqu’à plus soif, peut-être, mais à quel prix ? L’inspiration finit-elle par se faire la malle un jour ? « Faire de la musique, c’est répéter encore et encore la même chose de pleins de manières différentes. Il y seulement quelques artistes qui arrivent à changer cette règle, et qui développent leur propre voix. La transformation de Bowie, par essence. C’est ça qui est incroyable avec la bonne musique, c’est que tu n’es jamais lassé d’entendre la même chose. Ça explique pourquoi les personnes aiment encore la bible ! » Il y a quelque chose de mystique dans sa voix… L’allemand respire une musique qui ne s’enferme pas pour être homologuée, plastifiée et vendue sur les étals. Au culte de la nouveauté, lui oppose un besoin d’honnêteté. Bas les carcans, Nils Frahm est hors cadre.

Auteur : Thomas Guichard. Article initialement publié dans Le Bonbon Nuit.