La teuf peut-elle se mettre au service des musées ?

undefined 22 mai 2018 undefined 16h15

Victor

Vendredi, 13 avril. Il est presque 20 heures. Le soleil se couche sur Paris, tandis que les âmes de fêtards s'éveillent. Le week-end, communément vécu comme une libération des chaînes du travail, permet aux êtres humains de lâcher prise, de s'adonner à des activités divertissantes et de déconnecter leur bulbe – pour le peu qu'ils correspondent à une frange confortable de la population.


Ainsi, tout ce temps rendu disponible par l'absence d'obligations lucratives ouvre la voie à des sorties culturelles, l'entretien de sa vie sociale ou même les deux à la fois pour les plus audacieux. Malheureusement, les moments passés avec ses amis se révèlent souvent être un gouffre aussi bien financier que physiologique ; on donne son accord pour déguster une bière, on finit le lendemain avec un mal de crâne équivalent à 15 heures d'écoute de Despacito, les poumons atrophiés, la carte bancaire en situation critique. Aucune pensée intellectuelle ne transite par le cerveau – sauf celle de la culpabilité d'avoir passé un énième week-end à jouer avec ses points vie et ses responsabilités. Je répète : cette description correspond à la vie de quelqu'un de plutôt aisé, vivant plutôt en Occident. Si vos valeurs ne correspondent pas à celles d'un rythme capitaliste teinté d'hédonisme 2.0, passez votre chemin.

Ce qu'il y a d'extraordinaire avec Paris, c'est bien cette cohabitation inédite entre une offre culturelle foisonnante et un esprit festif frénétique. Le problème est que pour profiter de l'un, il faut sacrifier l'autre. Et le dilemme revient chaque semaine : faire la fête ou stimuler sa matière grise ?

Toutefois, les promoteurs culturels ont toujours plus d'un tour dans leur sac et, pour éviter ce genre de choix cornéliens, pensent des liaisons entre des univers artistiques aux codes différents – afin de faire tout plein d'heureux. C'est ainsi que des événements comme celui de ce vendredi 13 prennent vie. Le Petit Palais, institution mythique, s'est donc allié à Trax Magazine, fer de lance de la presse électronique française, pour une soirée encore plus inédite que ce festival réunissant K'Maro, Tragédie et les L5. Parce que bon, ils sont bien sympa avec leur revival des 90's mais en attendant, il y a des gens qui proposent des choses visionnaires comme inviter un artiste à mixer pour promouvoir une exposition sur les figures hollandaises de la peinture. Je vous l'accorde, on frôle le même niveau d'excitation que la sortie de l'album posthume de David Bowie ou du vote Macron au 2nd tour de la présidentielle – non pas contre le FN, mais par conviction. De cette façon, Trax nous montre que ce qu'il y a de super beau dans l'art, c'est l'absence de frontières, et qu'en 2018 nous pouvons nous vanter d'écouter de la techno dans un musée bâti en 1900, à l'occasion d'une Exposition universelle. Pour toujours plus de sensations et de stories Instagram stylées.

J'y suis donc allée avec tout l'enthousiasme d'un vendredi soir, mêlé à ma sensibilité artistique qui me fait autant aimer un Mondrian que l'image romantique des cadavres de bières à la fin d'une soirée. Assise sur un banc aux abords du Petit Palais, je repérai déjà quelques canettes au contenu alcoolisé jetées par des individus en sneakers-casquette-tote bag – des signes qui ne trompent pas. Une queue semblable à celle du Rex une nuit de Laurent Garnier était formée devant l'entrée, pas tant par sa longueur que par les profils qui la composaient. Des amis également amateurs de fêtes et d'art m'ont rejoint, déjà égayés par quelques coupes de rosé bues auparavant, et je songeais moi aussi à me délecter d'un breuvage à 11 degrés pour accompagner le soleil, la musique, la vue sublime.


Musées are the new rooftops éphémères


En entrant, la Galerie Sud semblait d'autant plus immense qu'elle était vide, seulement emplie par la réverbération des kicks. Pour croiser des âmes humaines, il fallut accéder au magnifique jardin exotique où les ombres des palmiers interagissaient avec celles des visiteurs, des canettes de Heineken, des bouteilles de vin et des cigarettes. Car oui, en l'espace de quelques instants, ce lieu culturel historique avait pris des allures de repaire à gens-branchés-sirotant-un-verre-dans-un-spot-inédit-repéré-sur-le-Facebook-du-Bonbon. Et la promotion de l'exposition sur les peintres hollandais se faisait engloutir par l'ambiance d'un apéro estival. Mon premier témoignage à ce sujet est unanime : «
J'ai sauté sur la bouteille avant d'aller voir l'expo. On fait une soirée dans un lieu extrêmement magnifique, qui ressort du patrimoine, et j'ai rarement l'occasion d'être dans un spot aussi joli pour faire la fête. » La teuf, nouvel outil transcendantal pour ces musées chiants et passéistes – prends donc note, Ministère de la Culture : si tu veux rajeunir tes centres culturels, ramène un DJ et ça prendra 10 points sur l'échelle du cool.

Pour ne pas sortir de l'esprit festif, une queue longeait l'autre élément clé d'une soirée : le bar. À 5€ les 33cL de bière et 30€ la bouteille de pinard, tout était en place pour rappeler le côté sympa des clubs parisiens – avec un meilleur décor et des gens moins amochés par les substances, tout de même. Des groupes s'agglutinaient dans les recoins du jardin, la circulation se faisait de plus en plus difficile parmi les individus armés de verres ou de clopes. Au fur et à mesure que le soleil se couchait, les corps des personnes se déplaçaient vers le centre névralgique de la soirée : la piste de danse. Avec une moyenne d'âge de 25 ans, la masse de danseurs se conformait au lectorat de Trax Magazine, et il faut admettre que les avoir sorti des secrets warehouses est une grande réussite pour la politique du Petit Palais. D'après la vendeuse de la boutique de souvenirs, le public habituel serait majoritairement composé de personnes âgées – pas besoin de consulter l'INSEE pour s'en douter. Je devine alors la volonté du musée des Beaux Arts d'ouvrir sa collection à ces jeunots pour qui Internet constitue déjà une énorme galerie.

La meilleure manière de le faire étant de lier un partenariat avec un média fédérateur d'une jeunesse friande de contre-cultures, biberonnée par la récupération occidentale du bouddhisme (une sorte d'individualisme décomplexé) et, par extension, colporteuse de tendances. Je ne saurai dire si il s'agissait d'une opération marketing – pensez au chiffre qu'a du se faire le bar, bon sang – ou d'un réel désir de sensibiliser un public jeune à la beauté du patrimoine artistique. Je laisse ce questionnement binaire à votre merci, lecteurs ; n'hésitez pas à me tacler intérieurement si vous n'êtes pas d'accord, parce que l'esprit critique, c'est important en ces temps de fake news et de « faut réformer !! ». En tout cas, il faut avouer que les jeunes n'étaient pas les seuls à venir se prendre cette dose de sensations dans la tronche. Au sein des danseurs, deux femmes d'une cinquantaine d'années se trémoussaient avec bien plus de grâce et de vie que n'importe quel pisto sous [insérer nom de drogue à la mode au moment où vous lisez cet article].


Sursimulation du ciboulot et souvenirs virtuels


Je continuerai à titiller votre mépris envers ma logorrhée de rabat-joie avec le concept qui m'a le plus traversée durant cette soirée : l'hyperréalité. Jean Baudrillard fait partie de ses théoriciens, et le résume par une surabondance d'informations vidées de leur sens, une mise-en-scène qui effacerait le réel au profit de quelques sensations dominantes. Et admettons-le, le lien entre les codes du dancefloor et ceux du musée était difficilement perceptible, si ce n'est absent. Même le DJ booké n'avait de néerlandais que sa nationalité – mais bon, la musique électronique efface les frontières «
mec », on allait quand même pas se taper tous les tubes du Thunderdome parce que les Pays-Bas ont vu émerger le gabber.

Les couloirs de l'exposition étaient de véritables havres de paix comparés à l'atmosphère désinhibée de la Galerie Sud. Quelques jeunes gens se baladaient hagards ou plus ou moins intéressés, une poignée de couples de touristes circulaient sans grande sensibilité pour le brouhaha au loin, et un vieil homme en trench observait les œuvres exposées avec une attention touchante. La rétrospective de ces peintres néerlandais paraissait intéressante, seulement la concentration avec les facteurs vin-techno-fatigue se faisait aussi difficile qu'un trajet dans la ligne 13 en heure de pointe. Un autre témoignage poignant s'immisce : « franchement l'expo a l'air top, là je commence à être trop pompette pour comprendre mais ça donne envie de revenir ». Trax et le Petit Palais ont donc eu le mérite d'éveiller de la curiosité de ces individus dont le vendredi soir est mécaniquement destiné aux apéros, que ce soit entre les murs d'un musée ou dans un bar bruyant – oh wait, il y avait bien un bar bruyant entre les murs de ce musée. Un point bonus également pour tout le contenu photographique qui a du faire un bon coup de com' à l'exposition, en même temps normal, « c'est vraiment dingue de danser dans un lieu pareil ».

21H30, la fête est finie. Nous nous faisons escorter par le cortège de sécurité, étrangement semblable à l'équipe SQUAD de Concrete en un peu plus poli, ambiance Petit Palais oblige. La musique s'arrête d'un coup dans la Galerie Sud, et la foule compacte se dirige vers la sortie si sagement que je réalise concrètement l'inadéquation de ce lieu avec la fêteUne interrogation me taraude à l'issue de cette extraordinaire expérience anthropologique : les musées, avec tout ce qu'ils engagent en comportement (comme la sobriété et la contemplation), sont ils réellement compatibles avec les dancefloor électro (et leur lot de débauche, soyons honnêtes) ?

En fin de compte, je pense que ce n'est pas le plus important. Car chacun, moi y compris, a eu sa dose d'émerveillement aussi bien réel que virtuel (parce que oui, fallait montrer tout ça via Internet et attiser la jalousie des absents qui n'ont pas vécu ce moment ex-ce-ptio-nnel). Et putain, ça changeait de la crasse de certaines teufs – même celles dans les clubs aseptisés – ou de l'austérité des musées. Il serait peut être temps de rendre les premières moins excessives et les seconds moins élitistes, d'apprendre aux gens à pas vomir sur les fauteuils en similicuir après le Jagerbomb de trop, et aux commissaires de trouver des façons plus cohérentes d'attirer les jeunes qu'en leur faisant pratiquer ce qu'ils font déjà très bien sans eux.


Article initialement publié dans le numéro de mai du Bonbon Nuit.