Chronique cannoise #3 : « Violences : raciale, physique, sociale »

undefined 17 mai 2018 undefined 18h44

La Rédac'

Le retour de Spike Lee était très attendu. La colère gronde et il utilise avec « BlackKklansman » une histoire vraie d’un jeune policier noir infiltrant le Ku Klux Klan pour dénoncer toute son aversion envers Trump et son silence pesant, voir même son approbation susurrée envers les débordements aux Etats-Unis des suprématistes blancs.

Il montre d’ailleurs des images du discours en fin de film et se permet d’utiliser ses phrases de campagne (« Make America Great Again ») et les faire prononcer par David Duke, joué merveilleusement bien par Topher Grace, grand manitou du KKK pour le clin d’œil, poing dans ta gueule.

Vous l’aurez bien compris, le film dépasse l’enquête brillamment mise en scène avec John David Washington, le black qui gère l’enquête à distance et Adam Driver qui joue le blanc xénophobe à l’intérieur de l’Organisation. Tous deux tentant de déjouer un attentat à la bombe. Tout fonctionne, Spike Lee est un excellent conteur d’histoire comme sait parfaitement le faire le cinéma américain. La base policière est haletante, et le fond percutant. Comme expliqué précédemment, le parallèle est frappant entre cette période du racisme quotidien et la génération Trump qui vient désormais bafouer des années de luttes anti-raciales. On ressent tant de colère, un film de révolte, et malheureusement presque indispensable, tant notre époque se morfond désormais dans un abandon des luttes d’antan.

Allez on fait une petite pause cinéma, pour parler bouffe avec les deux chefs qui bossent à l’AME, ce rooftop fou du festival où l’on a découvert d’ailleurs Corine en live le soir même. Je cours donc sur cette terrasse du Five Seasons, un hôtel luxueux en plein cœur de Cannes pour rencontrer le chef du Rooftop, le célèbre Arnaud Tabarec, bien connu notamment dans Hell’s Kitchen sur NT1.

Très agréable moment de partage, où il vante cette fameuse folie cannoise, les rencontres improbables, et surtout sa cuisine moderne, familiale, d’échange. Et surtout authentique s’attaquant d’ailleurs volontiers à la fameuse nouvelle cuisine « pince à épiler ».

Je rencontre ensuite Francesco de Stefano qui lui prendra les reines du restaurant du Perchoir Oberkampf à Paris début juin. Là aussi l’échange est tout aussi agréable, de ses origines italiennes à son travail chez Reblochon, il veut désormais lui aussi instaurer un climat unique dans son futur restaurant, me parlant notamment d’une table d’hôte à part, où ses convives privilégiés pourront lui demander à peu près tout, sans menu défini. On a hâte de découvrir tout ça.

Quelques coupettes de champagne dans un cocktail de maquillage improbable, et il temps pour moi de partir pour le Lars Von Trier, signant son grand retour après le dérapage incontrôlé en mode « Hitler est pas si mauvais » et devenant alors persona non grata du festival.

Je n’irai pas par quatre chemins, « The House that Jack built » est une réussite totale. On suit le parcours de Jack, un serial-killer qui prend un plaisir inoui à tuer, torturer, et jouer avec la faiblesse de ses victimes. Le film se compose en 5 chapitres correspondant à 5 tueries, pour finir par un épilogue en juge de paix et damnation éternelle avec l’intégration de quelques images nazies et de la fin majestueuse de Melancholia, notamment pour répondre à la critique de sa dernière venue cannoise.

Le film est d’une violence inouïe, immorale, souvent perturbant mais d’une férocité et d’une liberté totale. Certes, la salle a pu se vider quelque peu au regard de deux trois scènes peu supportables mais quel film ! Lars Von Trier est bien de retour au sommet de son génie après il faut le dire quelques ratés (Antechrist, Nymphomaniac).

Matt Dillon est fabuleux dans ce rôle de psychopathe à la rhétorique toujours parfaite, un humour noir exquis (par exemple, il demande de choisir le couteau que souhaite sa victime) et un regard d’une folie sereine, qui te remue le ventre à presque te faire gerber. Mais c’est surtout cette fin qui emporte la réussite du film avec un tableau melancholiesque d’une beauté absolue, ce jugement dernier dans les bas-fonds de l’enfer et cette réalité qui se distorsionne pour nous faire perdre pied, et nous abandonner dans les méandres du mal et de l’inhumain.

J’ai du mal à saisir le choix de ne pas l’avoir intégré en sélection officielle, lui qui aurait eu toute sa place au milieu du commun et de l’ordinaire du reste de la sélection. Peut-être en effet trop détonnant dans l’homogénéité souhaitée. 

Là non plus je ne tortillerais pas mes petites fesses rebondies. Nous sommes le 15 mai 2018, il est 20h24 et à cet instant, « En guerre » de Stéphane Brizé est ma palme d’or. Et pourtant, le côté combat de cheminot avec un Lindon qui va en faire des caisses, je pensais souffrir pendant deux longues éternelles heures, épuisé à l’avance de me taper ce docu-fiction d’extrême-gauche. Et pourtant, quelle claque !

L’histoire est basée sur une révolte ouvrière contre une société allemande qui décide à Agen de fermer une usine de production de pièces de voitures faute d’une rentabilité suffisante après que les salariés aient travaillé plus en gagnant moins depuis 2 ans. À travers cette histoire, on suit la trajectoire du personnage de Vincent Lindon, en révolte permanente, au sommet et tellement à l’aise dans ce rôle presque inné pour lui.

Je suis persuadé qu’il n’a même pas eu à feindre tant d’émotions, on le sent si habité dès les premiers mots prononcés. On découvre alors un film de guerre sociétale, de lutte externe contre les dirigeants, le gouvernement français et bien sur intestine, intersyndicale, ce qui entrainera d’ailleurs sa perte. Et là réside la beauté de la mise en scène de Brizé, une conviction, une hargne, un combat que l’on sait perdu d’avance, mais dont son renoncement est inacceptable, car la vie de milliers de salariés, de femmes, d’enfants est en jeu.

L’intensité rend le film suffoquant, d’une brutalité incessante, le feu se nourrit de nos émotions révolutionnaires, la colère gronde, la révolte est proche. Et aussi brusquement, nous devenons des salariés bientôt licenciés, nous sommes avec eux dans la rue, à s’enchainer aux portes de l’usine, à envahir le MEDEF, nous devenons partis présents d’un combat qui devient alors pour nous, spectateurs, vital.

Je n’irai bien entendu pas raconter la conclusion du film qui est là aussi d’une telle violence qu’il en sort aisément une crise de larmes et surtout, lorsque les lumières se rallument, un respect immense et un applaudissement nourris pour une telle performance à la fois d’acteurs mais surtout de mise en scène. Après « La loi du marché » bien entendu dans une thématique parfaitement similaire, Brizé touche une sphère plus haute car il arrive à dépasser le film d’ouvriers en colère pour en faire un grand film dramatique, primitif, bouleversant.

Et bien sur, ancré dans une réalité française souvent oubliée. La violence ressentie avec Lars von Trier est ici aussi intense, mais bien sûr d’un genre totalement différent. Et là aussi, la tête chauffe et on ne ressort pas indemne d’une telle projection. Car la violence sociale sait être tout autant atroce que la violence physique.

 Par Pierig Leray