Et si la BEAT GENERATION était apparue en 2016 ?

undefined 6 septembre 2016 undefined 00h00

La Rédac'

S'il est aujourd'hui entendu que la Beat Generation a totalement révolutionné l'Amérique puritaine des années 50, qu'en serait-il si la bande à Kerouac était apparue dans notre époque cynique et tourmentée ? Epiphénomène d'avant-garde ou bien Beat demi-molle tendance hipster risible qui n'aurait même pas eu sa place sur le plateau de Cyril Hanouna ? 


Longtemps j'ai adulé cette littérature emportée, répétant comme un mantra, dans l'intimité de ma chambre de jeune fille, les phrases mystérieuses des auteurs de cette génération, la Beat. Puis j'ai grandi et j'ai quitté le rivage de ces mots sans suite, aux atours si hipster. Car, cessons de nous voiler la face, la Beat Generation annonce les prémisses de son ère : loosers, drogués, ratiocinant un maelstrom de concepts tapageurs pour se distinguer de la masse. J'en suis donc venue à me demander ce qui se serait passé si la Beat avait éclos à l'époque des bonnets rouges et de l'amicale du matcha. Les aurions-nous considérés, à l'instar des hipsters, comme une sous-culture, un navire de fortune dessalant dans les courants du mainstream ? La Beat en 2016, ce serait quoi ? 

Mais d'abord, la Beat, c'est qui ? Ce sont des hommes, un peu queer sur les bords, très éduqués, une bande de Peter Pan hallucinés, snobs et hautains, fuyant toute responsabilité, insurgés contre l'ordre établi et fascinés par l'incandescence potentielle de toute chose. 

Leur littérature, politique, engagée, révoltée, insoumise, oscillant entre charabia et surgissement vertical du verbe, se base sur une mauvaise appropriation de Yeats, Céline et Genêt, une interprétation foireuse de Walt Whitman et une admiration crasse portée à Henry Miller (largement surévalué, mais c'est un autre débat). Au puritanisme ambiant, à la société de consommation et aux pensées consensuelles, ils opposent jazz, sueur, sperme, mescaline, parties génitales, nudité, sublimés par un vocabulaire biblique, lumineux et franchement lassant. En d'autres termes, ça se touche pas mal chez les Beatniks. On connaît Jack Kerouac et sa route, les poètes Gregory Corso et Allen Ginsberg, le charmant William S. Burroughs et sa passion pour les armes à feu, les serpents et les drogues dures (nota bene, Burroughs a tué sa femme, ivre, en tirant sur une pomme placée sur sa tête #Guillaumefail), et leur éditeur à tous, Lucien Carr, ancien camarade de Columbia. A présent, voyons en quoi ces délicieux personnages, s'ils avaient vécu à notre époque, auraient été traités avec le même mépris que celui affiché à l'égard des hipsters. Nous les aurions trouvés tout aussi ridicules, et je m'en vais le démontrer. 

Si la Beat avait eu accès aux nouvelles technologies, nous aurions pu lire le blog de Corso, ce qui lui aurait évité de publier à compte d'auteur. Nous aurions également pu reposter les articles anti-militaristes de Ginsberg, nous délecter de ses mini scandales personnels, partager ses photos de plats vegan, suivre ses virées Downtown sur Instagram et visionner ses conférences TED-X sur les bienfaits du LSD. Son Twitter serait bombardé d'aphorismes incompréhensibles et de citations approximatives d'Apollinaire. Quant au clip du Subterranean Homesick Blues de Dylan, dans lequel il apparaît toute barbe dehors, la vidéo serait devenue virale et il aurait fini sur le plateau de Morandini pour expliquer sa démarche. Burroughs, de son côté, s'en donnerait à cœur joie sur Grinder et finirait par se réfugier à Tanger après dix rehabs ratées où il serait devenu ami avec Macaulay Culkin, l'ex-enfant star des années quatre-vingt-dix. Après la fusillade d'Orlando, nous aurions tous pu partager une photo d'Allen Ginsberg et William Burroughs en train de se rouler une bonne grosse pèle devant un drapeau arc-en-ciel. Kerouac n'aurait plus à faire de stop et se rendrait à Frisco en Blablacar. Lucien Carr, le pauvre garçon, serait éditeur online. Avec la crise du marché du livre, qui prendrait le risque de publier les auteurs de la Beat ? 

Sur le plan politique, nous les aurions retrouvés aux côtés de Bernie Sanders, militant pour désarmer les US, abolir les frais de scolarité et légaliser le cannabis. Le poème America de Ginsberg, écrit en protestation contre la guerre, contre la bonne morale puritaine, contre les gros titres du Time Magazine, où Allen avoue avoir été communiste dans sa jeunesse et ne pas s'en repentir, aurait eu l'effet d'un pet foireux. La communauté LGBT aurait peut-être récupéré les dernières lignes « America I'm putting my queer shoulder to the wheel », mais sans plus. Ginsberg, aujourd'hui, ne serait qu'un trentenaire de plus avec des aspirations arty, un bonnet péruvien et une ambition ne dépassant pas les 24h en tweet tendance. Son message prendrait une légère teinte dérisoire, à l'époque de Daesh plus personne n'écume les supermarchés à la recherche de Walt Whitman et de Garcia Lorca, au rayon pastèque. Burroughs passerait pour un looser, l'héroïne n'ayant pas trop la côte ces derniers temps, et au lieu de zoner avec Warhol, on le retrouverait aux côtés de JR, drogué sans conséquence. 

Finalement, la Beat, en 2016, ce serait un mélange de jus verts et de restos vegan. On croiserait Lucien Carr chez BioC'Bon avec à son bras un Ginsberg en gueule de bois. Pour lutter contre la pollution, Kerouac proposerait un road trip en voiture électrique, Sur la Route perdrait un peu de sa saveur, mais pas de sa substance. Ils n'écouteraient pas de jazz mais se contenteraient d'un saxophone synthétisé sur des beats de deep house, se laisseraient aller à quelques folies R&B pour le côté appropriation de la culture noire. D'une certaine manière, ils afficheraient ce même lifestyle régressif que nos amis les hispters. Transposée en 2016, la Beat, c'est la même chienlit contre-culturelle. 

Enfin, si d'aventure il vous fallait des preuves supplémentaires pour soutenir ma thèse, laissez-moi vous parler du plagiat par anticipation. Concept pour le moins intéressant, le plagiat par anticipation est emprunté à l'OULIPO, l'Ouvroir de Littérature Potentielle, groupuscule expérimental mathématico-littéraire. Le plagiat par anticipation c'est un plagiat rétrospectif. Par exemple, l'OULIPO accusait Lewis Caroll de lui avoir tout pompé. Ainsi, grâce au plagiat par anticipation, je peux affirmer que la Beat Generation a tout volé aux hipsters. Si la Beat veut faire croire qu'elle a inventé le concept du hipster, qui signifie à l'origine "initié" dans l'argot des jazzmen, dixit Ginsberg qui dans Howl évoquait les « angel-headed hipsters », en vérité, la Beat leur a tout volé. Il est donc temps de rétablir la vérité. Le mouvement Beatnik n'est qu'un dérivé de la culture branchée, comme je viens de le démontrer, par cette petite transposition temporelle.

Donc, afin de conclure cette petite démonstration, si la Beat Generation débarquait en 2016, nous les considérerions comme une bande d'adolescents attardés en décalage avec les réalités contemporaines, vivant dans leur petite bulle intello iconoclaste déphasée. Le comble serait quand même que nos enfants lisent les poèmes d'Harmony Korine comme nous avons lu Howl, en cachette, sous la couette, nourrissant nos fantasmes exponentiels de fuite et de stupre. Une bonne leçon, pour nous apprendre à faire attention lorsqu'on encense des blaireaux au moindre signe d'un début de talent : ils pourraient un jour entrer dans l'Histoire...

Par Carmen Bramly, extrait du Bonbon Nuit Juillet-Aout n°66