Bataclan : comment le quartier s’est reconstruit

undefined 22 mars 2017 undefined 01h00

Olivia

Sarah Gensburger habite boulevard Voltaire, entre le Bataclan et la place de la République, depuis une dizaine d’années. Après les attentats de janvier et de novembre 2015, cette sociologue et chercheuse au CNRS, spécialisée dans la mémoire, a cherché à savoir comment un événement aussi exceptionnel pouvait être combiné à l’ordinaire. Pendant un an, elle a ainsi observé son quartier – les discussions dans la rue, dans les commerces, les hommages, les graffitis, ou encore la présence de drapeaux – et en a tiré un livre intitulé Mémoire vive – Chroniques d’un quartier, Bataclan 2015-2016


Comment donner du sens à ce mélange entre l’ordinaire et l’exceptionnel ?
C’est la première chose à laquelle Sarah a voulu répondre avec son projet de chroniques, publié sur son blog à partir du 27 décembre 2015, « jour où les passants ont pu récupérer l'usage du trottoir qui se trouve devant le Bataclan ». 

« Le rapport au passé se construisait en bas de chez moi, car au fil des jours il était "passé", même s’il était toujours "présent" et des gens venaient entretenir la mémoire de cet événement dans mon quartier », raconte-t-elle.

A la fois en tant qu’habitante, mais également en tant que chercheuse, son objectif était d’aider les gens à donner un sens à ce qu’ils voyaient, « à prendre de la distance et à être un peu acteur de son rapport à l’événement », poursuit-elle. 

Au fil des jours puis des semaines, en même temps qu’elle vit dans son quartier, la jeune femme propose ainsi des observations sur tous ces éléments qui l’interpellent.

« Mais en quoi de telles observations peuvent-elles aider les habitants ? » lui demande-t-on. Elle donne alors l’exemple de ce qu’elle nomme le "tourisme macabre".

« Tous ces touristes qui venaient sur les lieux se prendre en selfie, ça me rendait folle », confie-t-elle. « Or, dans mon domaine, il y a beaucoup de recherche sur le tourisme macabre, c’est-à-dire sur ces gens qui viennent parce que c’est glauque. Tout un débat existe autour de cela, les gens viennent certes parce que c’est glauque, mais aussi parce qu’ils ont l’impression de participer à une forme d’hommage, à une forme de tolérance, de partage. »

En cherchant à déterminer si les touristes venaient effectivement parce que c'était sordide ou s'il y avait en fait quelque chose derrière, Sarah a offert une distance aux habitants qui étaient confrontés à cela tous les jours.

Dans son livre, la sociologue aborde plusieurs thèmes, autour desquels ont été organisées ses chroniques. Trois grands thèmes ont retenu notre attention : la vie quotidienne, les drapeaux et les archives. On vous en dévoile quelques extraits, qu'elle a commentés pour nous. 


La vie quotidienne

Dans ses récits, l'auteur montre comment le quartier est devenu un lieu de mémoire et comment cela a pu affecter ses habitants. Les gens ont changé de trajet par exemple, nous explique-t-elle. Etant mère de deux jeunes enfants, Sarah raconte également leurs réactions à la fois surprenantes et innocentes dans cet espace transformé. 

normalité-attentat© Sarah Gensburger

Extrait de la chronique Normalité :

« Les faits les plus dramatiques restent des faits sociaux. Il en va de même de leur mémoire qui naît à son tour des interactions et conversations quotidiennes que les hommes et les femmes qui forment une société ont entre eux. Vivre dans le “quartier du Bataclan” en compagnie de deux jeunes enfants rend d’autant plus saillante cette normalité. Ainsi, en passant devant le boulevard Richard Lenoir, ma fille ne s’arrête pas sur les mots ou les fleurs mais d’abord sur une poupée, certes triste, mais proche de son quotidien d’enfant de sept ans. Mon fils, qui n’a que quatre ans, considère lui que ces accrochages sont là pour décorer. Il s’est ainsi approprié le père Noël, son père Noël à qui il fait coucou en passant. Lorsque le quartier est bouclé à l’occasion de telle ou telle venue de personnalités officielles, il considère les fils de plastique rouge et blanc installés au travers des rues comme autant d’occasions de passer en dessous et de franchir des obstacles comme le fait régulièrement un personnage de son dessin animé préféré. Plus encore, à chaque fois que nous passons devant des bougies allumées, il a une attitude normale pour un enfant de son âge. Il les souffle. Avec entrain. Et à mon tour, j’ai une réaction de mère de famille normale dans cette situation. Je lui explique que les gens les ont allumées pour qu’elles le restent : ce ne sont pas des bougies d’anniversaire. »


Les drapeaux

Suite aux attentats, les balcons parisiens se sont vus ornés de nombreux drapeaux. Peut-on résumer cela au fait d’être patriote ou pas ? se demande Sarah. Elle remarque que ces drapeaux sont plutot affichés en face les uns des autres, créant ainsi une forme de conversation dans l’espace. Les drapeaux européens, bretons, corses s'ajoutent aux drapeaux français. L'idée a ainsi été d'observer tout ce qui a pu se jouer avec les drapeaux dans l’espace.

drapeaux-hommage

Extrait de la chronique Voir :

« Dans ce qui suit, j’ai reproduit les cartes de deux secteurs parcourus intégralement dans la semaine du 10 au 17 mars (il s’avère que dans le quartier, là où je passe tous les jours, aucun drapeau n’a disparu depuis). Un de ces îlots abrite un électorat traditionnellement à gauche, l’autre un électorat de droite où l’affichage du drapeau aurait pu sembler plus évident. L’un est habité par les lieux des attentats, l’autre, situé dans le quartier des Champs-Elysées, en est sensiblement éloigné.

Être vu

Effectivement, être vu semble un critère important. Beaucoup d’angles de rues, à l’exposition multiple, donnent lieu au pavoisement. Et cela a été vérifié dans de nombreux quartiers, au-delà des deux cartes présentées ici. Ensuite, une forme de conformisme dans le pavoisement semble exister. Lorsqu’une rue compte plusieurs drapeaux, ils sont soit en vis-à-vis soit dans le même immeuble ou dans des immeubles proches. Faire comme son voisin est une façon de voir et d’être vu. C’est visiblement d’abord en tant que tels (peut-être davantage qu’en tant que “patriotes” ou “républicains” ?) que les Parisiens ont pavoisé.

Avoir vu

Enfin, et de manière frappante dans la mise côte à côte des deux cartes reproduites ici, ce n’est pas seulement être vu mais aussi voir et/ou avoir vu qui constitue un critère explicatif du pavoisement.

carte-drapeaux

Le “quartier du Bataclan”. En rouge, les lieux des attentats, en bleu les lieux des drapeaux.

Carte-attentat

Ici le relevé a été fait de manière exhaustive à l’intérieur du triangle formé par l’avenue des Champs-Elysées, l’avenue Georges V et l’avenue Montaigne. »


Les archives

Pendant près d'un an, Sarah va tous les jours à République voir comment se construit le mémorial. Une question se pose : à qui appartiennent tous ces hommages, tous ces objets, dessins, fleurs, déposés ? À l'époque, les hommages ne sont pas encore conservés aux Archives de Paris.

archive-attentats© Sarah Gensburger

Extrait de la chronique Traces : 

« Le lundi 28 décembre, ma fille et moi rentrons chez nous en métro. Nous descendons à République, sortie "square Henri". Cela nous fait traverser la place. Depuis longtemps, bien avant les divers “événements”, ma fille considère cette statue comme la sienne. Son second prénom est Marianne.

Elle la regarde avec attention comme chaque fois. "Oh il y a beaucoup plus de monde que d’habitude. Il n’y avait presque personne la dernière fois." Nous y passons souvent. C’est chez nous. "C’est les vacances tu sais. Il y a peut-être beaucoup de touristes."

Nous assistons alors à une altercation entre un homme debout sur le tour de la statue, des feuilles à la main, et une femme juchée sur un Vélib’. Les deux semblent avoir autour de soixante ans. La discussion porte sur ce que l’homme est en train de faire. Il tient dans sa main certains des papiers déposés par les passants.

“Vous n’avez pas le droit. Ce n’est pas à vous” lui dit la femme.

“Je ne les prends pas. Je vais les plastifier pour les protéger” rétorque l’homme.

“Si les gens les ont déposés comme ça c’est leur droit. Et c’est bien aussi que cela s’abîme, se détruise. Moi j’aime quand les fleurs se fanent” insiste la femme.

“Mais les gens n’ont pas pensé à les plastifier, bien sûr, ils sont sur le coup de l’émotion. Nous on les plastifie pour que ça reste” ajoute l’homme.

Je lui pose alors la question de qui est ce "nous" : "Je suis avec un collectif qui se donne pour mission de rendre hommage aux victimes et de préserver les hommages."

Quelles traces laissent les événements ? A qui appartiennent-elles ? »


Sarah Gensburger

Mémoire vive. Chroniques d’un quartier, Bataclan 2015-2016.
256 pages, avec une centaine de photographies — 21,90€