Chronique cannoise #1. Affaire de famille, main baladeuse et brouillard glacial

undefined 18 mai 2019 undefined 15h12

La Rédac'

Alléluia, Cannes est de retour : son festival du film (et des sélections cette année bien équilibrées entre abonnés et nouveaux membres qui s’invitent au carré VIP) et ses à-côté qui font tant fantasmer. Mais soyez rassurés, ça se résume pour le commun des mortels badgés à courir après des cartons, des listes à la con et à instagramer sa tête à raie mal peignée en premier plan d’une star de pacotille. Le champagne est certes gratuit, mais les petits fours sont secs, on est toujours super serré, sans vraiment savoir où se foutre. Ce qui est sûr, c’est qu’un tel marathon finit implacablement par vous sucer toute votre énergie bienveillante. Le ciel est pour l’instant dégagé, bientôt orageux et pluvieux, grosse panique chez le rooftopeur en mal de poudre. Mais personnellement, je m’en branle massivement, car ma vie cannoise va désormais s’articuler entre le noir des salles, et la nuit un peu moins sombre des lieux de perdition sentant le simili-cuir et le plaqué or. Ca commence par une énigme codée du type "escape game entre collègue dans la banlieue du Val d’Oise" pour récupérer la clé du Airbnb, découvrir forcément qu’on s’est fait enfler vu le virement payé et la taille du taudis puis déjà courir pour choper son accréditation. Bienvenue au 72e festival de Cannes les amis, on va essayer de se marrer, et surtout partir en quête de nos palmes d’or, rarement celles d’un jury qui choisira encore un film politisé plutôt qu’une œuvre artistique à part entière. C’est parti !

Par Pierig Leray


Je ne sais guère si c’est une anxiosité débordante d’énergie ou une maturité finalement trouvée d’un festivalier expérimenté (mon 5e, je commence à naviguer à vue, et parler comme un vieux routard), mais 45 minutes après avoir récupéré mon accréditation, je suis déjà installé dans un fauteuil rouge. Et c’est pour découvrir le premier film de Monia Chokri La femme de mon frère (sélection Un certain regard) appréciée en tant qu’actrice chez Dolan (Laurence Anyways, Les Amours imaginaires). Comme tout premier film, c’est foutraque, ça part dans tous les sens et ça accumule les idées de mise en scène pour les glisser parfois bien maladroitement dans un scénario en roue libre. De manière très fine, c’est l’éjaculateur précoce à son dépucelage, on veut tellement en mettre pour sa première... Bref, Sophia, une trentenaire paumée, nihiliste, qui déteste les chiards qui tètent, ses amies enceintes et la mièvrerie des sentiments primaires, doctorante, surqualifiée mais sans expérience. Son masque à oxygène, son frère Karim, mêmes vannes, même ironie passive-agressive. Jusqu’à sa rencontre avec Eloise, petite blondasse médecin toute parfaite avec ces grains de beauté parfaitement dessinés. Et le frérot tombe amoureux, délaisse sa sœurette en détresse qui finit par s’accrocher à un looseur bedonnant, en mal de capillarité et qui adore les devinettes. Le rythme est dingue, les punch-lines s’enchaînent, et c’est une déferlante de clichés avec lesquels joue Chokri qui s’entrechoquent dans un brouhaha incessant mais plus que plaisant. Car moderne, et tellement rafraîchissant. Anne Elisabeth Bossé est formidable, et malgré un message pas toujours évident à lire entre le jeu des clichés, et l’appel un peu bateau à la diversité culturelle, cela fait un bien fou de voir un film québécois sans la prétention dolanienne qui l’a contaminé. Belle première surprise.

Délaissant volontairement la sélection officielle pour ce premier jour, je me rends à la Semaine de la critique pour découvrir A White, white day de Hlynur Pàlmason. Dans le brouillard islandais, le flic du coin, grand gaillard allure viking, apprend peu à peu à accepter la mort de sa femme, grâce notamment à l’omniprésence de sa petite fille. Une maison se construit, et la vie évolue au rythme du film : très, très lentement. C’est pesant, lourd, les plans sont interminables. Mais l’on comprend alors que la mise en scène à l’image de son personnage principal, glacial et introspectif, prépare le twist qui fera glisser le film vers une violence physique mais surtout intérieure. Et c’est son regard qui finalement nous touche dans la dernière demi-heure, celui d’un veuf épuisé, blessé. Le tout reste décevant, on reste planté dans ce brouillard esthétique sans tension, et à force de vouloir glacer le spectateur on finit par le pétrifier. Annonciateur d’une météo qui se gâte.

Mais que se passe-t-il cette année ? Soit c’est une impression erronée car la presse est de nouveau avantagée après un recul des privilèges l’année dernière, mais j’ai une sensation de vide. Peu de monde, les rues clairsemées, les salles pas pleines, l’attente bien plus courte. La plage également s’est clairsemée, la Villa Schweppes disparue, le Mouton cadet Wine Bar sans baston pour les huîtres (hier, on a écouté avec plaisir Owlle), le Silencio migré à Cannes devenu un minuscule club disco (la chanteuse Corinne a investi les lieux en maître de cérémonie, on a vu Fishback aux platinesl hier) contrairement à la grandiloquence des années précédentes, l’équipe de La Clique de nouveau absente, et une plage Magnum peuplée de ricains (hier, c’était l’ouverture, on a croisé Aya Nakamura, et écouté Kiddy Smile). Mais où sont les parigos bordel ? On est paumé ! Heureusement que le champagne et les délices glacés sont là pour apaiser notre état anxio-dépressif de loup solitaire. Alors forcément, la fête est écourtée et c’est bien sagement que je rentre pour un levé très matinal demain.

Quoi ? Mon réveil sonne à 7h15. Quelle violence ! Je m’évite le Twitter pour banir les mauvaises ondes et opinions tranchées. Et surtout, ne jamais me faire regretter un réveil si matinal pour découvrir un film potentiellement mauvais. Énormément d’attente autour d’Atlantique de la réalisatrice Mati Diop. Ça donne quoi ? Ada tombe amoureuse d’un ouvrier, alors même que son mariage arrangé arrive. Impayé au boulot, lui et son équipe décident de rejoindre l’Espagne en pirogue. Emportés par une tempête, leurs corps périssent en mer. Mais pas leurs esprits qui viendront hanter le patron malhonnête, déboussoler puis bouleverser Ada, par un amour retrouvé. Le drame se transforme donc en film genré improbable, venant ainsi casser les codes dramatiques. Le film n’est pas mauvais, il est sauvé en partie par sa dernière demi-heure qui porte la trame, avec une liaison amoureuse métaphorique par l’image, consommée à travers le miroir, qui rend ainsi le propos du film bien plus pertinent. On reste cependant déçu de bien nombreuses maladresses, à la limite de la prétention et du copy-cat Claire Denis.

Il fallait donc retourner à la Semaine de la critique pour enfin succomber au premier coup de cœur cannois. J’ai perdu mon corps de Jeremy Clapin est un film d’animation qui retrace la vie d’un jeune homme, de son enfance à son adolescence, puis son entrée dans l’âge adulte, à travers des flash-backs et surtout le chemin de croix de sa main pour le retrouver. Qué ? Oui, dans un accident de travail, notre héros moderne perd une main, cette même main donc qui s’échappera des frigos de l’hôpital pour le retrouver. A travers la superbe des traits du dessin, une musique originale magistrale de Dan Levy, Jeremy Clapin après plus de 6 ans de travail dresse un film magistral. Des séquences d’une intensité folle (cette main en face à face avec des rats dans le métro) s’adoucissent par une romance improbable, mais dirigés par des sentiments bien réels. On pleure, on s’accroche au siège et surtout, l’on ressort revitalisé par une force cinématographique rare, percutante. J’ai perdu mon corps sera j’en suis déjà persuadé un futur carton en salles. Il le doit. Quelle poésie amenée avec une telle et rare délicatesse ! Un plaisir total.