Kiddy Smile : « J’essaie d’emmener les gens aux racines de la house, l’Afrique »

undefined 14 juin 2018 undefined 15h41

Victor

Enfant de la banlieue, danseur de Paris et musicien du monde, Kiddy Smile est l’artiste multiple par excellence. Un temps styliste/habilleur pour des personnalités, physio éphémère et débrouillard inspiré, le grand bonhomme, qui culmine à deux mètres de hauteur, est avant tout Dj et producteur d’une house énergique qui appréhende le corps comme une pâte à modeler les gestes. Sans oublier, au milieu de tous ces feux qui nourrissent son art, de porter un regard aiguisé sur les questions sexuelles et raciales. Juste avant la sortie de son premier album, One Trick Pony, nous avons rencontré Kiddy Smile et son esprit fluide.


J’ai vu récemment qu’il y avait des ateliers drag-kings. C’est drôle ce renversement, tu ne trouves pas ?


Oui. Après, ça a toujours existé, de toute façon. Mais moi, ça ne me concerne pas trop donc je ne m’y intéresse pas énormément.


Habituellement, quand on pense à drag, c’est plutôt avec son qualificatif presque naturel, queen...

C’est peut-être parce que le monde est extrêmement centré sur la vie des hommes. Même quand on fait du drag et qu’on enlève son maquillage et son costume, on reste un homme. C’est surtout un truc d’oppresseur/opprimé. En fait, peut-être que ce qui dérange le plus dans l’idée de drag-queen, c’est que tout le monde a intégré l’idée que nous vivons dans un monde très sexy et qu’être un homme, c’est être dans une position de force. Alors pourquoi vouloir être une femme ? Après, ce sont des concepts américains qui sont arrivés très tardivement sur notre territoire. 


Comme ce qu’écrit Kimberlé Crenshaw, la penseuse de l’intersectionnalité (faire reposer sur une personne plusieurs types de domination, comme la race, le sexe et la classe, ndlr) ?

Oui, j’ai lu ses livres. Cette dame est aussi importante que la personne qui a dit que la Terre tourne autour du soleil. Tu ne peux pas trop réfuter ce qu’elle dit, en soi. Mon oppression personnelle au monde ne sera pas la même que celles que mon frère et ma sœur vivent. J’ai d’autres choses qui sont des stigmates dans la société : je suis un homme noir et homosexuel. Mais j’ai la chance d’être relativement en bonne santé, d’avoir des attributs physiques qui peuvent imposer une certaine force. Et du coup, même si mon petit frère était exactement pareil, juste parce qu’il n’impose pas la même force que moi, on ne subira pas l’oppression de la même façon. Je pense que la lecture de Kimberlé Crenshaw devrait être obligatoire. Mais les gens ne veulent pas ouvrir ce chapitre-là… Ce serait reconnaître trop de choses. Cela voudrait dire que Christophe Colomb, c’est horrible, et que la colonisation est un crime contre l’humanité. Ce genre de choses… Les gens ne veulent pas trop en parler. Les livres de Kimberlé Crenshaw montrent que le monde est designé pour avantager un homme blanc hétérosexuel en bonne santé, si possible blond et avec les yeux bleus et valide. 


Pourquoi ne découvre-t-on tout ça qu’après coup, notamment dans des lieux comme les clubs qui montrent une sexualité et un genre alternatifs ?


La vie des gens que tu vois dans les lieux éphémères comme les clubs, sache qu’elle n’est pas éphémère. Leur vie est tout le temps comme ça. Il y a une majorité qui ne veut pas que leur façon de vivre change et qui veulent imposer leur façon d’être aux autres. Et cela passe aussi par ne pas donner le choix car tu ne peux pas choisir quelque chose si tu ne sais pas que c’est là. Par exemple, j’ai tout de suite su que j’étais homosexuel et qu’il ne fallait pas que j’en parle. J’ai tout de suite su qu’il fallait que personne ne soit au courant, mais ce que je ne savais pas, c’est que je n’étais pas le seul. Et ça a mis très longtemps entre le fait que j’identifie que je n’étais pas comme les autres et le fait que je sache que je n’étais pas seul.


Toi qui est un acteur du clubbing par la danse et par la musique, ne penses-tu pas que ces endroits sont oppressants, ne serait-ce qu’au regard du porte-monnaie ?

Je ne suis pas la bonne personne pour te parler parce que je ne sors que dans des clubs où je connais les gens qui organisent la soirée. C’est assez rare que j’ouvre mon portefeuille pour aller en soirée. Et ce n’est pas parce que maintenant je commence une carrière musicale, mais je pense que j’ai très rarement payé pour aller dans un club. J’ai plus payé pour aller dans des événements de danse, et mon expérience en tant que danseur, c’est que le club n’est pas la seule opportunité pour moi de danser. Je peux danser dans beaucoup de circonstances. Mais si je sors dans un club, c’est d’abord pour la musique. Je ne vais pas dans un club pour boire ou prendre des drogues. Et je ne vais pas en club pour me retrouver avec mes amis. J’y vais pour danser et écouter de la musique.


J’y vais aussi pour danser mais j’ai l’impression que ce n’est pas de la même manière que toi ! Toi, tu es lié à la scène ballroom. Qu’est-ce que c’est d’ailleurs ?

La communauté ballroom a été créée à New York à la fin des années 60 par des drag-queens qui se sentaient biaisées par leur ethnicité dans des concours de drag traditionnels, et du coup ils ont choisi de créer leurs propres concours. Il y avait au départ des concours de beauté drag, mais à cela se sont ajoutées beaucoup de catégories comme de la danse, du mannequinat, de la sape. Les gens ont été répartis un peu par house, c’est un peu comme des gangs gérés de façon familiale, et le but était de créer un espace safe pour les communautés LGBT et racisées afin qu’elles puissent s’exprimer en se libérant de leur oppression au monde dans cet espace.




Est-ce que ce n’est pas une manière d’exorciser ce qu’il se passe à l’extérieur, soit l’oppression, en reproduisant son fonctionnement à l’intérieur par un affrontement, sans violence certes, de différents gangs rivaux ?

Ce qu’il se passait dans les ball, en ce qui concerne certaines catégories, c’était surtout une grosse satire de la société. Mais derrière, il y avait surtout un désir des gens d’être acceptés. Mais pas à n’importe quel prix. Le fait de s’affronter, c’est pour avoir le prix. S’il n'y avait pas de compétition en termes d’événement, il n’y aurait pas d’affrontement. Mais la communauté reste soudée malgré les tensions qu’il peut y avoir.


Tu as été physio, non ? 

Oui, au moment où j’ai quitté Because pour faire les trucs tout seul. Malheureusement je vivais avec les mecs qui bossaient sur le label, et en le quittant j’ai aussi dû quitter mon appartement. Comme je sortais déjà pas mal au Social Club, le patron m’avait proposé de bosser pour son nouveau club, le Wanderlust. Donc j’ai fait l’ouverture, ça a duré deux mois mais ça ne me plaisait pas. Cette expérience de physio était très bizarre… Il y a des gens qui t’ont jamais dit bonjour qui commencent à être sympas avec toi… C’était très malsain cette énergie.


Tu t’es déjà fait recaler ? 

Oui. Et on m’a même dit une fois que j’étais trop habillé pour l’occasion. C’était très drôle. (Rires)


Toi qui fais de la house, est-ce que tu penses qu’elle a encore des choses à apporter ?

Ce n’est pas quelque chose qui me concerne, en fait. Les gens font des lasagnes depuis des siècles, mais les gens ne cherchent pas nécessairement la nouveauté dans les lasagnes. Tu fais des lasagnes, tu mets ton amour et ton histoire dedans, et elles ont le goût qu’elles ont, en fait. Je pense que c’est dû à la technologie qui est utilisée pour créer la house music, mais ce n’est pas des choses qui sont demandées aux gens qui font du rock ou du jazz. Ce n’est même pas ce qu’on demande aux gens qui font du hip-hop. Mais bizarrement, les gens qui font de la musique électronique ont cette obligation de fraîcheur et d’inédit. Ce n’est pas le but de la house music. Son but doit uniquement être de rassembler les gens. Dans les lasagnes, il y a une technique pour les faire. Ce qui fait l’art, c’est l’émotion que tu mets dedans, pas la technicité.


Ton prochain album sera donc un bon plat de lasagnes… 


J’espère. En tout cas, c’est un peu de lasagnes que moi j’aime bien et que j’ai fait avec tout mon cœur. Et avec des gens que j’admire. Je suis très fier d’eux. J’espère que les gens l’aimeront autant que je l’aime.


Qu’est-ce qui va changer par rapport au premier EP que tu as sorti ?

Une dimension un peu plus pop, je dirais. Déjà, il y a des vocations à faire des chansons, ce qui n’était pas le cas des choses précédentes. Après il y a des mélodies un peu moins club, même si ça reste fait pour le club. Volontairement, ce n’est pas très club. Mais joué en live, ça le sera.


Est-ce que tu te définirais comme un homme ?

Oui. Je suis un homme et je suis heureux de l’être. Après je ne pense pas être l’homme que la société attend que je sois. Il y a plein de catégories pour tout, mais ça n’est pas important pour moi. Je sais que je suis un homme et que j’assume bien ma part de féminité qui est peut-être plus grande que chez les autres.


Alors peut-être que tu es plutôt queer, dans le sens de "sans étiquette" ?

Si t’utilises le mot queer, c’est que tu appartiens à la communauté LGBT et que tu as un engagement politique. Et parce que tu fais partie d’une minorité, tu ne peux pas tenir un discours oppressant sur une autre minorité. Ce mot queer implique que tu es contre le sexisme, contre le racisme, contre toutes les autres oppressions. C’est pourquoi j’oppose souvent les hommes gay et les hommes queer. Pour être queer, il faut une expérience de vie LGBT engagée. Être témoin et le vivre, ce sont deux choses différentes. Après, tu as des alliés qui ne vivent pas ce qu’on vit mais dont on a cruellement besoin. Je dis souvent aux gens que ce n’est pas moi qui vais convertir un mec qui vote FN, qui n’a jamais rencontré les noirs mais qui les déteste. C’est la personne qui n’est pas racisée qui va déconstruire le racisme de cette personne. Pourquoi ? Parce qu’il y a un lien. 


Tu as aussi pas mal bossé dans la mode. C’est quoi le fashion faux-pas ?

Je n’aime pas ces questions. (Rires) Le fashion faux-pas arrive quand des gens mettent des choses qu’on leur a dit de porter alors qu’ils n’avaient pas franchement envie de les porter. C’est mettre des vêtements qu’on n’assume pas vraiment. En fait, pour moi, il n’y a pas vraiment de fashion faux-pas. Il n’y a pas de vêtements interdits ou à ne pas mettre. S’ils te procurent de la confiance quand tu les mets, vas-y. 


Et les célébrités que tu as habillées, il n’avaient peut-être pas envie de porter certaines choses, non ?


J’étais un bon styliste-habilleur, je n’essayais pas de changer les gens. Simplement de mettre des épices sur ce que ces gens voulaient. Je n’ai pas eu de formation pour faire ça. Ils me disaient simplement : « Mon style, c’est ça. » Et quand j’allais dans les show-rooms, je regardais et confectionnais des looks. C’était plus un boulot alimentaire, pour moi. Ce n’est pas l’expérience la plus excitante de ma vie.


Tu n’as jamais voulu lancer une marque de sapes ?

Je crée des fringues pour moi. Mais par défaut puisqu’il n’y a pas ma taille ! S’il y avait ma taille, j’irais à la boutique. Je ne passerais pas six heures à confectionner un blouson.


Il y a un diktat du prêt-à-porter ?

C’est en train de changer. Ils se rendent compte qu’ils perdent de l’argent. Toutes ces choses-là sont basées sur le capitalisme. Du coup, le moment où les marques se sont rendu compte que les gros avaient de l’argent, elles se sont dit que les gros pouvaient peut-être leur donner un peu d’argent à elle plutôt qu’à l’industrie agro-alimentaire. Parce que c’est ce qu’il se passe, quand tu es gros et que tu vas chercher des vêtements mais que tu n’en trouves pas à ta taille, pour te réconforter tu vas acheter à bouffer. Mais les choses changent, tout doucement.


Le métier de Dj a-t-il une autre portée que de faire danser les gens ? 

J’essaie toujours d’emmener les gens aux racines de la house music, c’est-à-dire l’Afrique. Il y aura toujours un moment très afro dans mes sets. Après, peut-être que des fois il y a des vocations éducatives. Mais très souvent, je joue les mêmes morceaux parce que je n’écoute pas les promos.


One Trick Pony (Defected Records), son premier album, sortira le 15 août 2018. L’artiste sera également à l’affiche du festival Le Magnifique Society, à Rennes, les 15, 16 et 17 juin.