Je suis barmaid et vous servir des mojitos est toujours un enfer

undefined 22 mai 2018 undefined 16h10

Victor

Nos teufs semblent bien trop pâles dans les chroniques. Ou plutôt, elles sont plates. Ç’en est désespérant. Pourtant, votre humble serviteur, ici présent, a ratissé le fond lubrique de cette satanée nuit parisienne. Pris de vertige face à la purulence et la satiété, la haine et la joie, voici le récit personnalisé des visages de ceux qui accueillent sans répit vos haleines chargées d’alcool et d’éther, vos mines fripées et vos airs religieux. Cessez de croire que cette nuit est ludique pour tout le monde. Il y en a, dans les bas fonds écorchés de vos soirées, qui en bavent. Voici leurs portraits. Episode trois avec Jessica, entre vestiaire et mojitos.

Cet oeil m’observe sans jamais cligner. Avec sa petite lumière rouge, jamais trop forte, comme pour ne pas trop attirer nos regards mais en même temps s’assurer qu’on ne l’oubliera jamais. Cette foutue caméra est devenue une obsession. Je n’avais pas tout compris à mes débuts. On m’avait parlé d’engagement, de polyvalence. Pire, mon ego avait été salement tripoté jusqu’à ce qu’un liquide visqueux coule, bouillant, entre les doigts du moustachu lubrique à l’origine de cette “juteuse offre d’emploi”. Il fallait de l’ambition pour un tel poste. J’allais avoir un rôle décisionnaire, à l’issue de cet entretien, dans cette magnifique structure de nuit. Il comptait évidemment en ouvrir d’autres, élargir les murs, bref, devenir - avec moi - une ponte de la nuit parisienne. C’était vite vu, j’en mouillais sale pour ce poste. Quelle conne.

La caméra est toujours là. Parfois, j’ai la sale impression qu’elle me fait un clin d’oeil vulgaire. Elle veut s’assurer qu’elle reste une hantise malsaine pour moi. Son angle est assez étrange. On dirait qu’elle a été parfaitement axée pour avoir la caisse et mon cul en gros plan. Que cela soit derrière le bar, derrière le guichet ou dans le vestiaire. Mon boule est en constant plan serré. Je sais très bien que ça se tripote dans les bureaux d’en haut. Pas crédule pour un sou, ce vieux vicelard me veut comme pas possible. Il transpire à chaque fois que je mets un legging ou une jupe, il se fait des sessions de matage poudré dans son poste de surveillance, il en ressort la bouche sèche, le teint blême, la nuque trempée. “Mets moi un p’tit Get ma jolie”, il me dit alors. Une fois sur deux, il est agrémenté d’un mollard. Chacun notre tour, on crache la sauce. Seulement, y’a que lui qu’avale.

Trop sûre de moi, j’ai signé sans rien questionner. Il me fascinait ce con. Un truc sauvage se dégage de lui, une espèce de violence qui peut péter à n’importe quel moment. Il la jouait cool avec moi. On devait être alliés. J’avais même l’impression qu’il reluquait moins mes nibards que les autres. J’aurais dû me douter. Petit, les cheveux gominés, la moustache acérée et puis cette odeur d’Eau de Cologne, comme une éponge imbibée. Un Italien ! Pourtant, tout le monde sait que ce pays n’est qu’un ramassis de crétins puant la virilité bafouée et la haine. Des nazes qui ne savent que faire des voitures pour bourgeois aux mini-bites et des pâtes pour les pauvres qui meurent de faim.


Au début, y’avait pas ces caméras. Seulement, “la formation” a mis plus de temps que prévu. En fait, tout a pris un temps si démesuré que j’ai abandonné. Mon contrat a mis plus de 6 mois à arriver entre mes pattes. Ce qu’il faut savoir, ce que ce patron, bien que détesté par tout son staff, a réussi à contrôler tout ce petit monde avec une facilité déconcertante. De la sécu’ jusqu’aux techniquos’, nous sommes tous soumis à sa tyrannie. Ici, personne n’est pote. On fait notre taff, comme des mineurs, on charbonne et on se casse. Certains ont plus d’aisance. Benett’ et ses Portugais adorent taper des arabes dans les angles morts, Gabriel essaye d’arranger une turlutte de ma part au patron et le reste du staff rêve juste de mon cul à chaque discussion. Personne ne m’aura ici.

Ces chiens de la casse bavent longuement sur mon corps. C’est insupportable. Il suffit qu’il y ait un personnage féminin dans une histoire et ce sont ses courbes qui deviennent l’objet central des considérations. Jamais on ne viendra questionner sa vision des choses. Jamais on ne saura que Jessica qui s’occupe du vestiaire et du bar a des idées politiques ferventes. Tout le monde s’en tape que Jessica espère qu’un jour ce patriarcat, cette haine de la femme libre et indépendante, disparaîtra sous les coups d’une milice de meuf trop DETER qui, armées de manches de pioches et de casques, iront arracher les couilles ou fracasser le crânes de tous ces crevards en chiens qui harcèlent, frappent, insultent d’autres camarades. Ils veulent juste espérer qu’un jour je daigne leur vider les couilles d’une manière douce et agréable.

Quand je suis préposée au vestiaire, la galerie humaine qui me fait face n’est qu’un étrange amas de bourgeois cons comme leurs pompes. Il essayent de faire passer deux vestes pour une, de mettre leurs bonnets et écharpes dans leurs manches. Pire, ces forceurs accompagnent évidemment leurs gestes de paroles censées “me faire tomber”. Pour chacun d’entre eux, je n’hésite jamais à taper dans leur portefeuille laissé radinement dans leur veste pour éviter d’être, dans un tourbillon de MDMA, tenté de payer un verre. Je suis la place forcée qui, immobile, voit l’évolution de la soirée sur les visages crispés de ces jeunes. Ils arrivent souvent alcoolisés mais assez fringants et sûrs d’eux. Ce sont des mines patibulaires qui reviennent, crispées et figées dans une extase factice. Ils articulent bêtement un “bonne soirée” et sortent éblouis par un soleil qui décidément n’en aura jamais rien à foutre de leurs indécences matinales.

Au bar, les mains baladeuses sont prodigieusement écrabouillées par mon collègue Marco. C’est le seul qui me soutient. J’en viens à espérer qu’il soit toujours prêt de moi, à me protéger de cet harcèlement constant. Et puis je me reprends et me rends compte de la bêtise de cette posture. Pauvre cocotte, protégée par Marco le gay de service qui fait des Mojitos d’une main et inspire gaiement du Poppers de l’autre, en tout décontraction, sans que cela ne puisse gêner quiconque. C’est lui qui essaye pourtant de me détendre et de m’assurer qu’une place existe pour moi. C’est vrai, il dit qu’on est ensemble contre tous ces connards. Avec ses yeux noirs, sa tête chauve et ses veines qui sont sur le point d’exploser, il répète inlassablement : “Tous les murs qui nous bloquent brisons, avance, laisse-les klaxonner, viens, la vitesse de mon son, frisons”.

Il arrive sans cesse à me remettre en route, comme si j’étais un moteur en manque d’huile. Je l’écoute docilement, une sorte de quiétude m’envahit, je lui souris et je cesse ces grommellements furieux. Mais déjà ça se gâte. On me commande “deux mojitos bien chargés” d’un air entendu, puis l’un d’eux m’ajoute dans un plissement de paupière ridicule, “la menthe est bio ou pas ?” Puis, c’est la tournée des intentions vaseuses. “Paiement sans contact ? Non, moi j’aime le contact…” Les clients savent créer une foutue rage sous nos crânes. La foule s’avance, heureuse de cette société de service et prompte à te démembrer au moindre faux pas. La soirée s’enchaîne dans sa violence habituelle. “On sent pas l’alcool dans ton verre”, “ “Un mojito steuplait”, “Tu m’offres un shot ?”, “Et sinon tu t’appelles comment ?”, “Un mojito !”, “Tu finis à quelle heure ?”, “En fait c’est pas un mojito mais trois !”, “Faut sourire dans la vie”, “Si t’es pas contente, démissionne !”, “Eh, dis lui de se calmer, elle parle trop mal ta collègue”. Et toujours Marco pour venir sauver la partie quand j’ai préparé un tesson de bouteille pour m’assurer sa jugulaire.

Tenir un bar, un vestiaire, un guichet dans une boîte de nuit parisienne relève donc d’une infernale autodestruction. Ces fêtes sont excluantes, nous sommes les serviteurs de leurs joies éphémères et nous devons garder la tête haute malgré les sourires narquois et les insinuations sexuelles. Les types en polos roses, short verts et mocassins arrivent en meute dès juin, féroces dans leurs outrages avec leurs casques de cheveux et leurs dents satinées. Ils fument des Marlboro Light d’un air prude, sourient devant leurs copains lorsqu’ils font leurs avances débiles, je les entends jacter en partant : “je me la taperais bien cette conne”. Entre eux et nous, c’est bien un fossé de haine qui nous sépare. Nos seuls liens sont ceux du Mojito, ce cocktail honteux où la menthe et le sucre abreuvent un Rhum industriel pour provoquer sueur et animalité en des blancs becs aux orbites brûlants de leurs egos gonflés. Marco, je l’adore, il les soumet brutalement. Une tape sur l’épaule, un claquement de lèvre et ces Arthur, Antoine et Simon évacuent fissa le bar, secoués par cet homosexuel qui avec ses doigts et sa bite arracherait leurs fantasmes tout en secouant violemment cet amour propre dégueulasse qu’a tout Versaillais qui se respecte.


Article initialement publié dans le numéro de mai du Bonbon Nuit. Auteur : Ivan Vronsky.