Cinéma de minuit : La Chinoise, de Jean-Luc Godard

undefined 5 octobre 2016 undefined 00h00

Agathe

Si vous cherchez un film un peu intello, pour passer une soirée cinéphile entre couilles binoclardes, pour impressionner une petite étudiante à la révolte facile ou pour mettre des images au bout de votre joint, vous avez pioché la bonne carte. Sinon, pour les autres, La Chinoise de Godard demeure une curiosité, un petit bijou, pour un cinéma toujours plus destructuré et autoréflexif. 

En 1967, Godard réalise La Chinoise, un film qui se moque gentiement de la fascination exercée par Mao sur un groupe d'étudiants français. Dans un appartement bourgeois, prêté par ses parents le temps d'un été, Véronique, étudiante en philosophie à Nanterre, Guillaume, son boyfriend, jeune acteur engagé, et leurs amis Yvonne, une fille de la campagne, Henri, un ingénieur, et Kirilov, le stéréotype de l'artiste torturé, jouent à la révolution, énoncent de grands discours, élaborent des slogans, ourdissent le meurtre d'un dignitaire soviétique et miment la dévotion maoïste. Avec un humour peut-être inconscient, Godard brosse le portrait de cette génération du babyboom, épargnée par les deux guerres, et sa soif idéaliste de lutte et d'égalité, de réforme, au sein d'un système universitaire sclérosé et impérialiste, dans la France du Général de Gaulle. 

Anne Wiazemsky, la nouvelle muse du cinéaste, et sa petite amie de l'époque, casquette bien vissée sur la tête, interprète Véronique. Au départ, investie par Godard d'une mission d'enquêtrice, elle était chargée de lui faire un rapport sur l'état d'esprit qui animait la jeunesse de Nanterre, et sur ses différentes factions socialistes, conférant au film une dimension de documentaire, sur laquelle nous reviendrons plus tard. Le choix de Godard, concernant Anne Wiazemsky, est d'autant plus ironique et juste qu'elle est la petite fille de l'écrivain François Mauriac. Lui qui rêvait d'un idéal chrétien socialisant se retrouve avec une descendance coco, avouez que c'est cocasse. Dans le film, l'actrice incarne à merveille son rôle de wannaberévolutionnaire, aux discours longuets, véhéments, qui ne font que trahir son statut de petite bourgeoise parisienne indignée. Elle prononce Engels comme "Angels" (de Hells Angels à Heil Engels, il n'y qu'un pas). En d'autres termes, les robes à smoke ne sont pas si loin. L'entendre dire « il est génial cet ouvrier » a quelque chose de presque jouissif, en ce que la phrase dénote tout le paradoxe du personnage, et révèle un genre de tendresse amusée que le cinéaste pouvait ressentir à l'égard de son sujet. Quant à Jean-Pierre Léaud, jouer les acteurs lui sied à ravir, lui qui finalement n'a toujours fait que ça, jouer à distance, jouer celui qui joue, avec son timbre de fausset, babtou fragile devant l'éternel. Ainsi, si les personnages se veulent un groupe, ils sont vite rattrapés par leurs habitus. Jean-Pierre Léaud et Anne Wiazemsky prennent le thé dans de gros fauteuils et savent très bien manier la porcelaine de papa, tandis que la jeune fermière raconte qu'elle se prostituait à Stalingrad pour payer son loyer. 

Si La Chinoise ressemble à un film situationniste (cf. La Dialectique peut-elle casser des briques ou La société du Spectacle), avec son huis clos, sa musique, son côté un peu outré, anarratif et ses longs discours sur le prolétariat, le réduire à sa dimension politique évidente serait passer à côté de tout ce qui fait la richesse de ce film. Comme l'indique le carton, en introduction, vous assistez avant toute chose à un film en train de se faire, d'où la dimension autotélique, de métacinéma, pour emprunter des mots barbares. Ce que vous voyez avant-tout, c'est une œuvre en cours. Godard opère un véritable travail de distanciation, comme le suggère ce plan où Anne Wiazemsky efface un à un des noms écrits en vrac sur un tableau noir, pour n'en laisser plus qu'un, au centre, celui de Brecht. Ainsi, Godard rappelle au spectateur qu'il assiste à une fiction, une fiction qui se dit elle-même. Néamoins, le réalisateur joue avec les frontières, entre documentaire et fiction. Certaines scènes pourraient faire partie d'un reportage sur la jeunesse pré-68 ou bien avoir été tirées d'une archive de l'INA, quand d'autres font figure de véritables compositions picturales. On entend d'ailleurs à plusieurs reprises la voix de Godard, interrogeant ses personnages, lors d'entretiens avec le cinéaste (qui ont probablement inspiré les confessions face cam de Secret Story). Godard fait même apparaître Francis Jeanson, le professeur de philosophie de l'actrice, à Nanterre, dans un train, où il évoque une certaine désillusion gauchiste. La guerre du Vietnam se change en guerre de dinette, représentée par des coloriages, des photographies et des jouets, le tout agrémenté d'une chanson aux ritournelles enfantines « Le Vietnam brûle et moi je cris Mao Mao ». Sans cesse Godard fait des allers et retours entre pure fiction et quasi-réalité, à base de dialogues hachurés et de plans savamment étudiés. Le huis clos du film rappelle, d'ailleurs, ce jeu sur les frontières. L'appartement dans lequel les personnages sont enfermés installe le film et ses protagonistes dans le domaine de la fiction, une fiction aussi bien identitaire que scénaristique. 

Pour conclure, si le film parle de l'engagement maoïste et semble anticiper mai 68, il fait bien plus. En somme, Godard esthétise la politique, à travers une forme de contre-culture des images. L'utopie maophile se traduit essentiellement dans l'omniprésence de la couleur rouge, jusqu'à en devenir étouffante. Si l'on reprend la fameuse phrase de Mc Luhan, le média est le message, ici, le média, l'image donc, force les associations d'idées et façonne les comportements. C'est peut-être ce que dit l'actrice, à la fin du film, quand elle affirme « c'est de la fiction, mais ça m'a rapproché du réel». C'est un film, mais il dit le réel, c'est un film, mais c'est un message, c'est un film, en prise avec une certaine réalité. 

Par Carmen Bramly, extrait du Bonbon Nuit n°68 - Octobre 2016