Transe stylistique et spirituelle en territoire lituanien

undefined 11 octobre 2019 undefined 17h25

Manon Merrien-Joly

Tous les mois, le Bonbon Nuit se mue en une Distyllerie, décomposant le style et les références esthétiques de ceux qui donneront le pouls du Paris de demain. Pour cette dernière virée mode en Europe de l’Est, notre reporter s’est lancée dans une quête stylistique et spirituelle en territoire lituanien, de Vilnius à la forêt de Ežeraitis où se tient le Yaga Festival, à 45 kilomètres au sud de la capitale.

 

MARDI 13 AOÛT

8h20

Cet article n’a failli jamais voir le jour : à quarante minutes du départ du zingue, je suis encore dans la navette à l’odeur de moquette poussiéreuse qui me conduit jusqu’à l’aéroport de “Paris” Beauvais Tillé. Mon avion décolle à neuf heures pétantes.


8h31

J’arrive en courant, gesticulant et criant pour que les agents de sécurité amorphes checkent au plus vite l’enclume que j’ai sur l’épaule. Je passe les portiques avec brio, pour finalement me rendre compte qu’une masse de pécores attend comme moi l’ouverture de l’embarquement.

10h40

Arrivée à Vilnius sous une météo aussi maussade que la tronche qu’affichent les locaux. Heureusement, notre humeur est à l’épreuve des frontières et nous partons braver le charme paisible de la ville. Notre premier point d’ancrage se situe dans un restaurant typiquement touristique où l’une d’entre nous se risque à goûter un breuvage local, le kvas, un alcool composé de pain fermenté avec du blé, du seigle ou de l’orge. Qui se révèlera étrangement savoureux. Si vous me permettez une légère digression à l’adresse de ceux qui, comme moi, se lanceraient dans une quête stylistique en Lituanie, la Halle Market de Vilnius n’est pas l’endroit où vous trouverez réponses à vos interrogations mais par contre, vous y mangerez et boirez très bien, du smoothie à l’amande à la galette frite servie avec un genre de tzatziki. Ne vous risquez pas à chiner du textile là-bas cependant, vous risqueriez d’y perdre la vue. Allez plutôt chiner du côté d’Uzupis, la république indépendante et quartier autogéré niché au sein même de la capitale.

MERCREDI 14 AOÛT

Sous une pluie torrentielle, on décide d’aller écumer les friperies du coin pour s’attifer de costumes qui, je l’espère, ouvriront mes chakras stylistiques. Bonne pioche : la fripe Humana (comme on en trouve dans toutes les villes d’Europe) se révèle être un véritable coffre à trésors proposant une promotion ce jour-là : “VISI PO VIENA EURA” - “TOUT À UN EURO”. En résulte : deux shorts de cycliste identiques en lycra estampillés Mitsubishi, un imperméable blanc sur lequel figure au dos un pélican ridant une vague sur une planche de surf, pipe au bec, un voile de marié(e), une coiffe de diseuse de bonne aventure, un maillot cycliste sponsorisé par Yoplait, un costume de lutteur et d’autres chiffons qui n’entreront pas dans la postérité. Quelques heures auparavant, mes acolytes m’avaient gentiment déniché un costume de cirque imperméable taille enfant. Nous étions fin prêts à partir.

JEUDI 15 AOÛT

16h12

C’est pourvue d’une armée de neuf potes surexcités que je m’enfonce dans la forêt et franchis les portes du festival, à deux kilomètres de la route goudronnée la plus proche. Le soleil est au beau fixe, nous nous étions déjà planté de route donc étions certains d’être au bon endroit. Les arbres, d’immenses lances de bois, semblaient transpercer le ciel et faire un pied de nez menaçant aux inconscients qui tenteraient de les escalader. Nous arrivons au-dessus d’un cours d’eau, la source où nous nous abreuverons pour les quatre jours à venir. Progressivement, le sentier se fait chemin et nous apercevons les premières installations, où commencent à grouiller des festivaliers épars qui semblent tout droit sortis de la série Vikings. Blonds, des dreads dominant leurs grands corps, parfois beaucoup de tatouages, des silhouettes musclées et élancées qui feraient passer Avatar pour un documentaire. En les voyant, je comprends très rapidement que l’élégance naturelle des Lituaniens ne suffira pas à nourrir ma soif d’inspiration en matière de mode. Non, je vais plutôt devoir aller chercher du côté de l’abstrait, de l’architectural et de l’onirique. ça tombe plutôt bien, l’édition 2019 du Yaga est placée sous le signe de la sorcellerie.

20h48

Le soleil se couche peu à peu et les premières lumières apparaissent. La scène ambient, non loin de nos tentes, est parsemée de carrés de couleurs translucides éclairés par des spots. Une musicienne, dans un ensemble de toile, sur la scène, fait ses balances. Un peu plus loin, on trouve un marché parsemé de tipis où des artisans venus de toute l’Europe de l’Est vendent des produits artisanaux : miels, fringues chinées ou fabriquées, pierres et amulettes, tapis et tissus baltes ou aztèques. Je repense à Mona Chollet et ses sorcières. Je me demande quels genres de pouvoirs m’auraient valu le bûcher il y a quelques siècles de cela. À ce moment-là, un homme vêtu d’un haut-de-forme, d’un pantalon de toile bouffant et d’un gilet de costume pourpres déambule en parlant tout seul, s’appuyant sur un morceau de bois faisant office de bâton de marche. Je l’imagine en grand prophète du style, déclamant à qui veut l’entendre ses conseils de gourou, croisement entre le chapelier fou et le pirate ayant perdu la boule. Je le quitte lorsqu’il salue une connaissance à lui, un malabar au crâne rasé, mono-tresse et T-shirt où il est crié “HARDCORE” sur le dos.

23h32

La nuit est tombée, la scène psytrance vient alimenter mes pérégrinations mentales : et si le règne parisien du monochrome devait s’arrêter là où se distordent ces écailles tendues au-dessus de la piste ? Pourquoi ne pas tout miser sur le fluo de ses lumières traversant la rivière et son nuage de fumée, et devenir ainsi le guide autoproclamé d’une génération en mal d’émotions, prête à imploser et libérer toutes ses nuances de folie, de colère et d’amour à travers le peu de tissu qu’elle arbore pour cacher ce qu’elle a de plus intime ?

VENDREDI 17 AOÛT

13h08 

C’est décidé, je serai une bonne élève. Sont proposés tout au long du Yaga des conférences et projections cinématographiques sur des thèmes aussi variés que “la 5G est-elle l’œuvre du diable ?”, “les premiers hommes cyborgs et les dilemmes d’une société cyborg”, “les tenants et aboutissants du microdosing de LSD ou de champignons hallucinogènes” ou la création de la communauté Queercore. Des ateliers sont aussi dispensés pour concevoir ses propres amulettes et attrape-rêves, apprendre le facepainting, la céramique, l’aromathérapie ou encore la fabrication d’encens. Puissent mes sens s’imprégner de toute cette connaissance afin de m’élever au rang de prêtresse du style.

SAMEDI 18 AOÛT

17h16

Je sors vidée de mon cours d’acroyoga au cours duquel je me suis fait porter à tire-larigot en incarnant une baleine volante (sic). Quelques mètres plus loin, je passe récupérer mon œuvre mise au point suivant la technique du “Cyanotype”, un procédé d’impression qui réagit à la couleur et teint en bleu ce que l’on a précédemment collé ou peint. Pour ma part, ce seront des épis de blé séchés mêlés à des enluminures grossières. Je demeure sceptique quelques secondes avant d’accepter que le principal, c’est d’expérimenter. J’en tire une belle leçon de vie. Mais pas le temps de m’émouvoir puisque ce soir, c’est le grand soir pour nous, la tournée d’adieux, le final. 

22h20

Les lignes acid transpercent l’air, elles-mêmes croisées par les projections sur les arbres de formes psychédéliques et de la figure de David Bowie. La vision de ce grand manitou de la musique et de la mode m’insuffle une belle dose de confiance. Je me lance dans la lecture des phrases qui sont diffusées sur la scène principale. Après examen, elles s’avèrent être l’histoire des Lettres édifiantes et curieuses publiées entre 1702 et 1776 en 34 volumes qui contribua à l’ouverture de la France aux cultures non-européennes et à l’émergence du siècle des Lumières. Elles signeront la fin (provisoire) de ma quête :

« In one of the volumes of the Lettres édifiantes et curieuses that appeared in Paris during the first half of the eighteenth century, Father Fontecchio of the Society of Jesus planned a study of the superstitions and misinformation of the common people of Canton ; in the preliminary outline he noted that the Fish was a shifting and shining creature that nobody had ever caught but that many said they had glimpsed in the depths of mirrors… »