Chronique cannoise #1 : « Godard, une gueule d’ange, et des kurdes féministes »

undefined 15 mai 2018 undefined 19h29

La Rédac'

Il est si tôt que les ivrognes sous taz’ n’ont même pas encore entamés leur course de survie jusqu’à leur quartier du 19ième arrondissement. Les rues sont désertes, le taxi silencieux, et les lueurs d’un nouveau jour baignant l’horloge de la Gare de Lyon accompagnent mon arrivée enfarinée dans un train à l’atmosphère tout autant apaisé. Les sièges sont désertés, une succincte discussion autour d’un scénario mal écrit devant moi, et de longues heures d’attente éternelles vers la terre promise. L’excitation est intacte, la danse viscérale d’une nervosité maladroite attaque mon ventre noué par un jus d’orange trop acide. Et puis cette idiote pensée : pourquoi revenir chaque année ? Et s’imposer alors un manque de sommeil terriblement préjudiciable à mon âge trop avancé, cette file d’attente interminable pour accéder au film russe de 4 heures dont tout le monde parle, de la bouffe chinoise en barquette entre deux capots de Renault et cette ambiance bling-blingo-intello-Weinstein dont tout le monde rêve de loin et vomit de près ? Mais au fil des tunnels qui s’enchainent, la réponse est systématique : comment résister à l’appel du meilleur du cinéma mondial imposé à nos yeux pendant 10 jours, sentir la tension d’un public qui gronde, ou l’émerveillement d’une salle de critiques à la larmes facile, comment ne pas vivre passionnément ce sentiment terriblement égoïste d’être au centre du monde pendant quelques jours, croisés le regard d’une ivre starlette pendant un débat sans fin et souvent d’une ivresse tout aussi interminable avec le fameux journaliste que l’on croise une fois par an à Cannes. Le festival de Cannes est un monde parallèle qui épuise, que l’on se promet de vivre à une distance, une fois, pour voir. Mais comme une dépendance bien ancrée dans une peau rosée par le vin de quartier, il terrasse et gagne chaque année la bataille : on ne peut plus s’en passer.

 

Il est l’un des films les plus excitants de cette nouvelle sélection, le daron qui veille, de son regard désormais inquiétant et ses idées parfois sombres venues de la profondeur du Lac Léman. Godard revient avec « Le livre d’image », comme un automatisme kubrickien au salut nazi, ce bras qui se lève machinalement dans Dr Folamour. Godard c’est Godard. Et comment snober sa nouvelle création, lui qui se pavane déjà sur l’affiche du festival avec ce baiser entre Belmondo et Karina dans Pierrot le fou. Première projection, et déjà premiers frissons. Déformer la norme, répartir un film sur les 5 doigts de la main, et déverser Bécassine en figure de proue d’un mutisme féminin occidental, orgueilleuse petite Europe face à l’Arabie et sa beauté millénaire. Les tableaux s’enchainent dans une cacophonie à la limite de l’audible, les références cinématographiques sont multiples et notamment à l’Atalante de Vigo, mais là n’est pas le message inhérent aux propos d’un Godard qui n’a jamais été aussi politisé depuis son « Film socialisme » présenté à Cannes en 2010. On recense quelques moments de grâce où les larmes montent, l’humour noir godardien qui nous transperce et une portée générationnelle indéniable à la répétition de ses images, paroles, citations qui s’entremêlent comme un Pollack en HD. Très perturbant, Godard qui a déstructuré les mots avec « Adieu au langage » en 2014 s’attaque ici à la vision de l’Europe sur un monde arabe qui n’est visé qu’à travers le prisme de l’Islamisme. Brillant.


Le Livre d'Image © Wild Bunch Distribution

A peine sorti de cette première projection dans le Grand Palais Lumière (et bien sûr, Godard n’était pas présent non plus cette année) qu’il faut enchainer avec le second film en compétition officielle de la journée, Les Eternels de Jia Zhang-Ke. Repéré en 2013 avec « The touch of Sin » et le prix du scénario à Cannes, Zhang-Ke s’attaque par le prisme de l’évolution technologique (l’histoire s’étend  de 2001 à 2018 à travers les marques de smartphone) à une histoire d’amour entre une jeune femme candide et d’apparence naïvement idiote et un roi de la pègre de quartier. Zhang-Ke souhaite nous parler d’amour à travers une relation sans sexe, sans tendresse, comme si l’amour était un devoir, une obligation éthique sans sentiments. L’angle est certes porteur, mais le résultat est glaçant : aucune émotion ne laisse transparaitre à travers ces deux (très) longues heures. La mise en scène est certes brillante, calibrée à la virgule et baignée dans une bande-son tout aussi juste, mais l’ensemble entraine un film probablement trop propre. On ressort avec un goût âcre de fadeur bien moite au fond de la gorge. Les quelques malheureux applaudissements en fin de séance ne s’y trompent pas. Réussir à filmer la froideur sans frigorifier le public n’est pas aisé. Et malheureusement, on est tous sortis congelés.

 
© Ad Vitam

Pour cette première soirée, il fallait absolument passer bouffer son Magnum sur mesure sur la plage portant son nom. Après avoir bu une dizaine de coupettes, et s’être trempé les fesses dans un sable humide, il était temps de danser sur du Pump it up autour de la famille de La Clique de la grande époque. Mais la nuit est comme le jour, à Cannes, il faut toujours courir. Et c’est à la Villa Schweppes que continue la soirée avec le concert de Arnaud Rebotini. Avec comme point d’orgue sa fameuse reprise de Brosnki Beat, BO du coup de cœur de l’année dernière 120 BPM. La musique est forte, belle. Les gens, un peu moins. Alors on s’échappe vers le rooftop du Five Season et découvrir un appartement sur les toits, l’AME. On croise Nicolas Ullmann et les gars de Radioooo, et on écoute avec tendresse une reprise au piano de Bohemian Rhapsody par un illustre inconnu. La tête tourne plus vite que mes pas, il est temps de rentrer.

 
Marion Cotillard - Gueule d'Ange © Mars Films

Pour cette seconde journée cannoise, une petite virée du côté d’Un certain regard s’impose. Et ce pour découvrir le tout premier film de Vanessa Filho, « Gueule d’ange » avec Marion Cotillard en mère alcoolo, incapable de s’occuper de sa petite fille qui se transforme elle aussi en alcoolique des bacs à sable, peinturée comme la mère indigne, une sorte de prostitué bon marché qui enchaine les mariages ratés. Cotillard en fait des tonnes et se la joue Asia Argento dans Le Livre de Jérémie ou plus récemment Bria Vinaite dans The Florida Project. Ses apparitions à l’écran sont plutôt gênantes, en mode fausse bourée qui part dans les aigues, mais bien heureusement que la jeune Ayline Aksoy-Etaix, vraie révélation, soutient l’image et emmène au fil des minutes passants le film dans une autre sphère. Au départ cliché et bourrés d’erreurs de mise en scène (comme chaque premier film), il se transforme en une ode à la différence, à la violence par la silence d’un enfant qui n’en dit jamais trop, et à une solitude si profonde qui amène à toutes les déviances. Bien entendu, l’impact par ce visage enfant (« gueule d’ange ») sidère et transperce plus que le mal-être maladroit de la mère. Et c’est bien les dernières minutes qui envolent le film vers sa réussite. Une réussite tout fois relative mais comme premier banc d’essai, on pourrait déjà penser à une Caméra d’or.


©Wild Bunch Distribution

La journée s’enchaine entre deux nems tièdes, une bière fraiche au bord d’une piscine remplie de gens intelligents (du moins d’apparence) et après avoir croisé le chemin de la réalisatrice de « We, the Coyotes » sélectionné à l’ACID, il est déjà l’heure du très attendu « Les filles du soleil » de Eva Husson. Fier de lance de la sélection présidée par Cate Blanchett, Husson met en scène une journaliste de guerre entourée de combattantes kurdes contre l’Islamisme radical et le drapeau noir qui flotte sur les bordures du Kurdistan. Ces femmes dépeintes en héroïnes, accouchant debout, prête à mourir plutôt que de subir un esclavage sexuel atroce, ces femmes, dont la sublime Golshifteh Farahani, dont on aurait finalement aimé dépasser le simple portrait. Car malgré un sujet passionnant qui ouvre une porte béante à la position de la femme dans le monde contemporain, elle se referme vite et violemment. Et c’est donc à travers un simple film de guerre, néanmoins parfaitement mis en scène dans une tension permanente qu’Husson décide de jouer la carte du concret plutôt que de l’abstrait, tentant tant bien que mal de sauver son message (absent) par un discours de prix Nobel woman-power à la fin d’un film finalement très superflu. Loin d’être un raté, Les filles du soleil détonnent par sa simplicité presque naïve et américaine, nous qui aurions préféré une attaque frontale sur les idées plutôt qu’à travers des balles de kalash qui sifflent.

 

Par Pierig Leray